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"Dans bien des cas, le soin consacré aux morts s’oppose aux mentalités de déni à l’égard de ce sur quoi la maîtrise technique n’a désormais plus de prise, d’indifférence, voire de mépris. Ce souci encore témoigné, cet attachement portés à la méticulosité de gestes, d’attentions intimes dont on ne soupçonne que rarement la véritable portée relèvent d’une attitude de piété affirmée dans le contexte souvent anonyme et douloureux de cette chambre de la mort."
Par: Emmanuel Hirsch, Ancien directeur de l’Espace éthique de la région Île-de-France (1995-2022), Membre de l'Académie nationale de médecine /
Publié le : 18 Novembre 2005
Texte extrait du dossier thématique de 2005 « Face à la mort périnatale et au deuil : d’autres enjeux », disponible en intégralité en suivant le lien situé à la droite de la page.
Texte également paru danse Soigner après la mort. Pratiques en chambres mortuaires, Collection Espace éthique/AP-HP, DVD, 2004
L’accueil en chambres mortuaires constitue la phase ultime d’une continuité des soins. Il nous faut comprendre la place dévolue au défunt et à ses proches afin de les reconnaître et de les respecter dans l’expression d’égards et d’hommages qui nous renvoient au principe même de l’humaine dignité.
Les professionnels intervenant au sein des chambres mortuaires sont des soignants. Ils assument les fonctions du soin là où elles peuvent parfois apparaître, dans leur dépouillement et leur gravité, aux extrêmes du possible voire du concevable. Il ne s’agit plus d’apporter à la personne ce qui est susceptible de la soutenir dans un combat contre la maladie et pour la vie, mais de témoigner une considération à cette dernière forme de présence dans la vie — au cadavre et à ce qu’il signifie encore pour les vivants.
À l’hôpital, le temps de la mort et du recueillement marque souvent une rupture avec la technicité déployée jusqu’alors pour tenter de préserver l’existence. Les procédures ont perdu leur efficacité, les actes du soin se sont avérés inopérants, la mort a été constatée par l’équipe médicale. Après avoir, dans la plupart des cas, lavé le corps que l’on enveloppe selon des règles ou des habitudes propres à chaque service, il est déposé dans l’amphithéâtre et confié pour ce dernier séjour parmi nous.
Dans bien des cas, le soin consacré aux morts s’oppose aux mentalités de déni à l’égard de ce sur quoi la maîtrise technique n’a désormais plus de prise, d’indifférence, voire de mépris. Ce souci encore témoigné, cet attachement portés à la méticulosité de gestes, d’attentions intimes dont on ne soupçonne que rarement la véritable portée relèvent d’une attitude de piété affirmée dans le contexte souvent anonyme et douloureux de cette chambre de la mort. Un lieu de silence, de retenue qui rompt avec l’activisme souvent bruyant des services hospitaliers avec leurs rituels soumis à l’efficacité des protocoles.
Une telle discrétion, tant de pudeur et d’humilité ne peuvent se comprendre qu’en acceptant un compagnonnage, un partage dans cet environnement si singulier situé aux marges de l’hôpital, à ses limites, dans ses retranchements. Il convient d’accepter ce risque d’une confrontation qui expose à l’énigme d’une absence qui n’est pas encore irrémédiable ou d’une présence incertaine qui ne tient qu’aux attitudes et rites que l’on maintient malgré tout.
Malgré tout, je veux dire en dépit des évidences, des impressions immédiates. Car les corps sont figés dans leur dernière posture, absolument vulnérables, à la merci d’actes qui ne les affectent plus. Pourtant il est une forme de tendresse, de douceur et de sollicitude dans ces égards, préparatifs, présentations et soins du mort dès le premier regard, la première rencontre lorsque le drap est soulevé pour découvrir le visage de celle ou celui qui est accueilli par les soignants. Étrange rencontre, à vrai dire, puisque silencieuse, unilatérale restreinte dans nos facultés d’initiative. Rencontre, toutefois, lorsque le regard est posé en quête de signes qui révèlent comme des indices les traces qui ont marqué l’histoire d’une existence encore dotée d’une signification.
Les traits du visage expriment encore les instants de la fin, ceux de la douleur, de l’incompréhension, de la révolte ou de l’apaisement. Ce corps observé livre son témoignage avec les stigmates des interventions auxquelles il a été soumis au cours de l’hospitalisation, mais aussi d’autres marques, d’autres éléments de son identité — le grain et la finesse d’une peau, un tatouage, le vernis sur les ongles. Ces formes de vie qui subsistent suscitent une forme de proximité. Elles incitent à mieux connaître l’histoire personnelle de ce mort, son parcours, ce à quoi il était attaché, en quête d’autres repères et savoirs notamment auprès des proches. L’accueil y gagne en profondeur, en densité.
Ne s’agit-il pas de retrouver cette identité que dissipe la mort, de scruter au-delà de l’immobilité les singularités d’une personne recueillie selon des règles d’hospitalité que les circonstances mêmes incitent à élever au niveau le plus élevé de la sollicitude ?
Certains soignants évoquent l’importance de ce temps de la rencontre — ils s’y consacrent avec une extrême attention saisissant la valeur de ce moment qui détermine leur part de responsabilité personnelle jusqu’à la levée du corps. Cette intimité de la prise en charge s’accompagne dans certains cas d’une conversation silencieuse, d’une méditation faites d’échanges avec ce mort dont on cherche à mieux découvrir qui il a été.
En chambre mortuaire, la relation prime alors même que tout semblerait signifier sa rupture, son inanité. Cette notion d’échanges ne doit pas surprendre. On peut même l’envisager comme une relation qui excède la dimension pratique du soin et lui confère son humanité. Il s’agit d’une relation de responsabilité qui touche à notre faculté de témoigner notre respect à la personne, y compris à sa mort, en sa mémoire.
Le sens même des activités de la chambre mortuaire concerne le travail de mémoire — préserver au-delà de la mort ou malgré la mort les éléments épars mais significatifs d’une existence considérée dans sa dignité propre. Viser à renouer avec une cohérence alors que l’événement même de la mort semblerait abolir toute unicité, toute logique. Ne tente-t-on pas, lorsque cela s’avère nécessaire, de réhabiliter, de restaurer cette figure humaine en atténuant les traits du masque mortuaire avec des baumes ou des produits cosmétiques, apprêtant le visage qui doit conserver son apparence ?
C’est comprendre à quel point la désignation de chambre mortuaire altère la signification de ce qui s’y assume au quotidien. Ce lieu, cet espace dévolu à l’accueil et au temps du repos, intermédiaire, en fin de parcours, devrait davantage se penser en des expressions qui honoreraient la présence, la relation, le témoignage de nos obligations morales et sociales à l’égard de celui qui n’est plus.
La ligne de conduite qu’adoptent les professionnels se conçoit en termes de sensibilité, d’exigence de justesse, de douceur pour ne pas dire d’apaisement. Ce temps indéfinissable du dépôt, de l’accompagnement, de l’attente avant le cérémonial des obsèques doit se maintenir en phase avec la vie qui persiste dans son étrange rapport avec la mort. Faute de rites, l’identité du défunt encore parmi les vivants s’altère et s’atténue au point d’en devenir indifférente. Ne s’agit-il pas en fait de résister là où la détresse, l’effroi ou l’oubli menacent de destituer le mort du visage de son humanité ?
Les soignants en chambre mortuaire témoignent de cette résistance contre l’inéluctable, sauvegardant les expressions de l’attention, du souci, de la sollicitude à travers des gestes et des dispositifs qui contestent toute tentation de désistement et d’abandon. Médiateurs, en quelque sorte, entre les vivants et les morts, ils rendent moins insurmontable le recueillement des proches, leur présence auprès du défunt.
C’est dire la valeur de l’ordonnancement des procédures constamment marquées par la volonté de protéger le cadavre de ce qui pourrait l’affecter. Les attitudes et les regards doivent préserver l’intimité, y compris dans les délicates interventions que représente l’autopsie. Il est encore question de l’intégrité de la personne, de son image, de son éminente dignité.
Le soin trouve alors sa dimension supérieure, acte de pure gratuité qui engage le soignant dans sa capacité de don, dans sa faculté de se substituer à l’autre, de lui permettre d’être reconnu dans son humanité et ses exigences en dépit de la mort. Une telle attitude explique pour beaucoup la vocation partagée par les professionnels qui choisissent cette forme d’implication pour des motivations qui touchent davantage à leur conception de la fonction soignante qu’au caractère à bien des égards exceptionnel de cette pratique au service des morts.
Depuis plusieurs années, au sein de l’Espace éthique AP-HP nous avons développé une réflexion avec ces professionnels — elle s’avère d’une qualité et d’une vérité qui ont énormément contribué à notre perception des valeurs du soin. Cette position au plus près de la mort suscite une fraternité vécue dans le cadre d’un authentique compagnonnage qui favorise la transmission d’expériences et de savoirs.
Chaque mort est unique au même titre que tout accueil s’avère singulier du fait d’un contexte donné et des causes mêmes du décès. Le nouveau-né, l’enfant mort à la suite d’une maladie ou celui victime d’un accident, la jeune mère ou le père de famille, la personne âgée, le cadavre calciné ou altéré sollicitent des approches toujours spécifiques. De même la famille, les proches ou parfois la solitude, l’abandon justifient des attitudes qu’il convient d’adapter, y compris lorsque sont formulées des demandent relatives aux rites religieux, au lavage rituel du cadavre, à la veille, à la présentation du corps dans le cercueil.
Ce temps en chambre mortuaire trouve une valeur et une signification d’autant plus fortes qu’il rend encore envisageables les ultimes expressions des sentiments. Tout y prend dès lors une extrême importance et chaque geste est considéré comme la manifestation de ces derniers égards qui accompagnent la séparation et initient le deuil.
Il ne saurait être question ici de détailler les différents rites et pratiques qui, comme dans les unités de soins palliatifs se sont progressivement imposés. Cela d’autant plus que les règles et les protocoles, notamment d’hygiène et médico-légales, constituent une référence commune qui inscrit l’activité dans un cadre strictement défini. D’autre part, les rites en chambre mortuaire relèvent de principes et d’enjeux très singuliers qu’il conviendrait d’analyser afin d’en restituer la signification — elle excède la perception souvent ambivalente que l’on peut avoir lorsqu’on demeure extérieur à ce qui s’y vit et s’éprouve.
À titre personnel, je suis sensible à la concertation menée entre professionnels afin d’approfondir la réflexion nécessaire à un soin qui relève d’une symbolique révélatrice des significations très particulières dont sont dotées ces pratiques. De telle sorte qu’aucun geste ou attitude ne semble neutre ou indifférent. Les notions d’accueil, de recueillement et de séparation me semblent scander ce temps en chambre mortuaire.
Les rites de l’adieu, de la séparation du départ maintiennent ainsi la cohérence d’actes assumés par ceux qui restent au service de celle ou de celui qui nous quitte. Ils relèvent d’une conception de la veille, de la vigilance, de la sollicitude humaine opposées à toute forme de transgression, de renoncement, d’indifférence. Ces rites préservent et renforcent l’unité face à ce qui l’ébranle en interrogeant le sens même de notre intervention auprès du défunt. De telle sorte que par leur médiation nous parvenons à exprimer le fond de notre humanité et de notre responsabilité dès le regard porté sur le visage du mort dévoilé à son arrivée à la chambre mortuaire, et jusqu’à l’instant où le couvercle du cercueil le masque définitivement pour le soustraire à l’attention des vivants. C’est dire la valeur de ces soins du cadavre faits d’égards, des gestes tendres qui l’épargnent des excès de cette violence que serait notre mépris.