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"Pour "aider les personnes âgées", pour leur bien, il faut qu’elles se déclarent ou qu’on les déclare incapables de rester là où elles sont, chez elles le plus souvent. Il faut alors changer de place, chercher et trouver une place. Un placement commence toujours par un déplacement."
Par: Michel Billé, Sociologue /
Publié le : 04 Septembre 2003
Texte extrait de La Lettre de l'Espace éthique , n°12-13-14, été-automne 2000. Ce numéro de la Lettre est disponible en intégralité en suivant le lien situé à la droite de la page.
Peut-être suffit-il, au fond, d’énoncer ce premier article de la Charte des droits et libertés de la personne âgée dépendante pour saisir, de manière intuitive au moins, qu’il doit bien y avoir une relation, un lien entre dépendance et exclusion. Peut-être suffit-il d’énoncer encore ce premier article pour saisir aussi que l’exclusion sous-jacente à tout cela est, sans doute, non seulement une affaire de dépendance mais aussi, une affaire de liberté, donc de droit : de Droits de l’Homme.
Bien sûr, cette perception intuitive ne suffit pas. Ce lien que l’on pressent, il faut le préciser, regarder ce qui le constitue et tenter de nommer ce dont tout cela relève. Cela est difficile parce que l’on sent aussi combien ces notions de dépendance et d’exclusion sont incertaines, combien elles varient d’un auteur à l’autre et par conséquent combien elles sont manipulables et manipulatrices de la pensée. S’agit-il alors d’une simple association de termes qui fonctionnerait d’autant plus facilement que nous sommes tous persuadés « qu’un malheur n’arrive jamais seul » ? Comment, dès lors, serions-nous surpris de voir associées ces deux notions de dépendance et d’exclusion à propos des personnes âgées ?
Qui, encore, n’a pas ou n’a pas eu connaissance de ces situations d’immense solitude dans lesquelles se trouvent certaines personnes âgées ? L’association que l’on fait alors entre isolement, vieillesse, dépendance et exclusion est bien compréhensible, et si elle manque un peu de rigueur théorique, elle rend bien compte d’une situation de souffrance.
Par ailleurs, pour explorer correctement cette piste de travail sur les rapports entre la dépendance et l’exclusion, il faut bien noter les usages multiples que l’on peut faire de ces deux notions.
Lorsqu’en 1974, René Lenoir publiait Les exclus, certaines personnes âgées pouvaient être considérées comme exclues, au sens quasi-économique du terme.
Privées de revenus décents, elles accédaient difficilement à la consommation ordinaire de biens et de services : logement, nourriture, vêtements, loisirs, culture, etc., alors même qu’elles pouvaient bénéficier d’une assez forte intégration familiale et sociale.
La situation s’est quelque peu inversée et s’il y a, aujourd’hui, exclusion de certaines personnes âgées, ce n’est plus — sauf situations de pauvreté particulières — sans doute sur une logique économique mais bien sûr une logique de fragilisation du statut des personnes âgées, de détérioration du lien social, de perte de la place qu’occupaient ces personnes touchées par le grand âge, les problèmes de santé physique ou mentale, situations que l’on a tôt fait de globaliser sous le terme de dépendance.
Dépendance, exclusion, deux notions incertaines donc susceptibles de décrire des situations multiples et dans lesquelles nous pouvons sans précaution faire entrer nombre d’individus, que les problèmes qui les concernent soient économiques, psychologiques, physiques, mentaux, familiaux ou autres.
Pourtant ces deux notions me paraissent intéressantes, d’abord parce qu’elles sont là, actives et que par conséquent, pour une part au moins, elles s’imposent à moi, et puis parce qu’un lien implicite les relie, un lien fait d’image de soi, d’identité ou plutôt de détérioration identitaire. Mon hypothèse de travail est qu’il existe un lien implicite, indirect entre dépendance et exclusion, un lien qui passe par la détérioration de l’identité de l’individu.
Je me propose donc d’explorer cela en prenant d’abord quelques points de repère sur l’identité, pour comprendre comment la dépendance est destructrice de l’image que l’on a de soi-même. Nous étudierons ensuite en quoi, pour une part au moins, le traitement social de la dépendance entretient, à sa manière, cette dynamique d’exclusion à travers les multiples atteintes aux Droits de l’Homme qu’il met en œuvre sciemment ou non.
« Mon identité, nous dit Pierre Sansot, sociologue français contemporain, c’est l’image que j’ai de moi, forgée dans le rapport aux autres, parce que j’ai par la suite à répondre à leur attente ».
Cette manière de définir l’identité est, à mes yeux, riche de réflexions potentielles sur les rapports entre la dépendance et l’exclusion. En effet, entrer dans un processus de dépendance, c’est toujours exposer au regard de l’autre une image de soi dégradée par rapport à ce qu’elle a été. La représentation de soi-même qui se forge, en retour, intègre évidemment cette dégradation. L’autre me renvoie donc de moi-même une image dégradée que j’intègre ; c’est là le ressort de la dégradation identitaire. En effet, chacun de nous intègre une multitude d’images de soi qui, convergeant, se conjuguant, finissent par constituer une image globale et assez unifiée de soi-même.
La dynamique d’exclusion est à l’œuvre dès lors qu’une partie significative de ces images, de ces facettes identitaires est détruite. Mais les autres ne nous renvoient d’image de nous-mêmes qu’au terme d’un jeu subtil d’attentes qu’ils développent à notre endroit. « Mon identité c’est l’image que j’ai de moi, forgée… »
Ces attentes sont des attentes de rôle. La spirale de la dépendance, physique ou psychique, a pour effet que les autres, progressivement, attendent de moins en moins de celui qui devient dépendant. Ce faisant, il est lentement privé des rôles qu’il pouvait jouer et ce lent processus, précisément, l’exclut. Je suis exclu non pas forcément parce que ceux qui m’entourent me rejettent activement, mais simplement parce que, passivement, ils n’attendent plus rien de moi, de moi qui ne suis plus en mesure de jouer les rôles que je jouais.
Dépossédé de mon rôle, me voici privé de mon statut, celui qui lui était lié, plongé dans un vide social où, à la limite, plus personne n’attend rien de moi… si ce n’est peut-être que je quitte la scène, que je meure pour coûter moins cher à la Sécurité Sociale et pour que d’autre part, on puisse procéder, devant notaire, à la transmission d’héritage.
Fondamentalement et brutalement, au fond, voilà, je crois, comment la dépendance, parce qu’elle s’accompagne d’une dégradation identitaire, d’une dégradation de l’image de soi, est une porte d’entrée magistrale dans la dynamique de l’exclusion.
On pourra, dès lors, observer la mise en scène de cette exclusion sur différents théâtres. Exclusion de la scène professionnelle bien sûr, mais aussi associative, c’est plus tardif, plus discret mais efficace et puis surtout exclusion de la scène familiale, peut-être la plus douloureuse.
Je sais bien que pour masquer cette exclusion ou pour lutter contre elle on valorise l’intergénérationnel… Mais justement, si l’on a tellement besoin de l’encourager c’est qu’il ne nous est pas spontané. Il faut dire, de ce point de vue, que nous sommes dans une situation inédite où pour la première fois se multiplient les familles à 4 voire à 5 générations. Je crois que nous savons fort bien évoluer à l’intérieur de l’édifice familial à 3 générations : les enfants, les parents, les grands-parents. Surtout, on l’aura compris, si ces grands-parents sont plutôt jeunes, dynamiques et en bonne santé. Tout se complique, lorsqu’à ces trois étages intergénérationnels on en ajoute un quatrième et un cinquième.
Quel contenu relationnel vrai, un enfant de 5 ou 10 ans peut-il aujourd’hui développer avec ses arrières grands-parents alors qu’il est en relation avec des grands-parents jeunes, actifs, disponibles ?
Je crains fort que cela se résume à la visite annuelle — camescopée comme il se doit — que l’on consent à effectuer parce qu’on ne sait jamais… Il s’agit peut-être de la dernière ! Cette société décidément n’est pas spontanément pour tous les âges. Il faut conduire un vrai travail sur le contenu des liens intergénérationnels pour que les représentations qui y circulent puissent servir la structuration ou le maintien d’images de soi positives, d’identités fortes et ainsi désamorcer les dynamiques d’exclusion.
Les choses se compliquent encore lorsque nous examinons non plus seulement le processus de dépendance et de détérioration identitaire mais également la manière dont collectivement, et pour leur bien prétendu, nous traitons les personnes dépendantes.
En effet, le traitement social de la dépendance doit être mis en question. Il ne s’agit pas de mettre en accusation tel ou tel soignant, mais un fonctionnement social, global, admis, qui paraît tellement normal qu’on a du mal à lui imaginer des alternatives. Ce traitement social, notre manière de parler le révèle, je pourrais presque dire le trahit.
Le fait que, par exemple, dans le langage ordinaire, le nôtre souvent, “dépendance” soit devenu le contraire “d’autonomie”, induit que nous sommes en grande difficulté pour considérer que quelqu’un puisse être dépendant et autonome c’est-à-dire capable de prendre des décisions qui le concernent et de diriger sa vie.
Une exclusion pernicieuse, subtile, mais efficace commence au moment où l’individu perd de notre fait la liberté de décider pour lui-même.
Deux situations se présentent alors et le langage, encore, les révèle : le maintien à domicile, et le placement en établissement.
Il se peut qu’un jour, je sois, à mon domicile, dans l’obligation de me faire aider, de recevoir des soins, quel que soit mon âge, et à plus forte raison si je suis vieux. Devenant dépendant, je dépendrai de quelqu’un pour la réalisation de certains actes même simples de la vie quotidienne. Personne ne peut prétendre y échapper a priori et chacun espère, ce jour-là, trouver dans son environnement des services de soutien à domicile compétents, attentifs et performants.
Mais justement, des services de soutien, pas de maintien. Et ce n’est pas qu’une question de mots : je veux bien être soutenu, il se peut que je le demande, mais de quel droit prétendrait-on me maintenir fut-ce à mon domicile ? Qui a l’initiative ? De quel droit nous croyons nous, parfois, autorisé à déposséder l’autre de l’initiative sur sa propre vie ? C’est-à-dire à la déposséder de son autonomie.
Je sais bien que les processus de détérioration mentale sont parfois terribles et qu’ils me guettent. Il y a par conséquent beaucoup de prétention dans mon propos. Mais nous savons aussi que c’est précisément en dépossédant la personne de l’initiative sur sa propre vie qu’on la fait entrer plus sûrement dans les processus démentiels, ceux-là même qui, détruisant l’image positive de soi vous précipitent dans la dynamique de l’exclusion.
Que dire alors du placement en établissement ?
Le placement, la place, on pourrait dire « l’obsession de la place » : trouver une place, réserver une place, chercher une place, avoir une place, avoir “sa” place… en maison de retraite. Se plaindre qu’il n’y ait pas assez de places, espérer qu’on en ouvrira… Et puis saisir la place, ne pas la laisser passer, « parce qu’après… on ne sait pas s’il y en aura une autre… ni quand, ni… on sait jamais ».
Pour aider les personnes âgées, pour leur bien, il faut qu’elles se déclarent ou qu’on les déclare incapables de rester là où elles sont, chez elles le plus souvent. Il faut alors changer de place, chercher et trouver une place. Un placement commence toujours par un déplacement.
Cette logique du placement est, en fait, une logique hospitalière (pour ne pas dire asilaire dans sa forme la plus archaïque). Tout ce qui fait désordre doit être rangé, tous ceux qui pourraient troubler la quiétude sociale doivent être enfermés. Bien sûr, il y a entre l’asile, l’hospice, le long séjour ou la maison de retraite, des différences qui ne sont pas minces, mais le mouvement fondateur est toujours le même : contenir au sein d’une institution, inscrite dans des murs épais à l’intérieur desquels on attend de la science médicale et paramédicale, qu’elle soigne, prenne en charge, maintienne et contienne.
On trouve alors tout naturel, pour leur bien, d’imposer ces contraintes aux personnes âgées ainsi placées et qui paient pour cela.
Pour que les vertus supposées du placement opèrent, la vie collective et ce qui l’accompagne s’avère indispensables : les restrictions ou les privations de liberté, les règles de vie institutionnelle, la soumission à l’autorité des responsables, etc. Enfin, pour justifier le placement, il faut encore, et l’on sait le faire, développer un discours disqualifiant sur la famille, les enfants, les filles de préférence…, la famille disqualifiée, indigne et coupable d’avoir abandonné ses vieux.
Entre les murs clos de l’institution, il sera toujours possible de contraindre pour protéger, de surveiller pour soigner, de punir pour socialiser. Bref, d’interdire, d’exiger, de réglementer, au prétexte fondé ou non, de l’aide que l’on entend apporter à autrui, du bien que nous voulons lui faire. Ainsi placés, en pension, les pensionnaires vont pouvoir se féliciter d’avoir trouvé une place et de la gentillesse du personnel. Ne leur faites pas dire qu’ils sont entrés là en cédant à la pression de leur entourage ou parce qu’ils n’ont pas trouvé d’autres solutions, vous seriez coupable de manipulation psychologique visant à démoraliser plus faible que vous.
Il se peut, bien sûr, que l’institution concernée soit plus souple que cela ; que le foyer-logement impose moins de contraintes que la maison de retraite. Tant mieux, mais la dynamique institutionnelle, bien qu’atténuée, reste la même. Le traitement social, lorsqu’il prend la forme particulière du placement, réduit toujours celui qui en fait l’objet précisément au statut d’objet. Ce n’est admissible pour personne même si je suis parfois en difficulté pour énoncer des solutions alternatives. Bien sûr, nous avons et nous aurons besoin d’institutions. Mais comment collectivement, je pourrais presque dire politiquement, pourrions-nous nous croire “quittes” en nous libérant ainsi de nos obligations solidaires à l’égard des plus vieux d’entre nous ?
Cette réduction à l’état d’objet, objet de placement, représente précisément la dépersonnalisation qui accompagne la perte d’identité et qui rend effective l’exclusion des plus dépendants vers des lieux conçus pour les contenir et les retenir une fois qu’ils ont perdu ou que l’on a détruit leur autonomie, c’est-à-dire leur capacité à prendre pour eux-mêmes les décisions qui les concernent.
Dans ce traitement social dont font l’objet les personnes âgées dépendantes se dessine non seulement des réponses plus ou moins adaptées, plus ou moins agréables ou enviables à des situations difficiles, mais encore une véritable problématique des Droits de l’Homme âgé.
Dans son rapport de février 1999 sur la progression de la précarité en France, le Haut comité de la santé publique définit l’exclusion de la manière suivante : « L’exclusion est en fait, une réalité dynamique caractérisée par l’absence pendant une période plus ou moins longue, de la possibilité de bénéficier des droits attachés à la situation sociale et à l’histoire de l’individu concerné. »
Il ne me paraît pas abusif de retenir ce propos pour analyser les situations des personnes âgées dépendantes : « absence de possibilité de bénéficier des droits attachés à la situation sociale et à l’histoire de l’individu. »
Et ce peut être vrai en hébergement comme à domicile. On constate dans nos modes de prise en charge, une véritable expropriation du droit de la personne âgée à décider de son sort, à exprimer ses goûts, à faire valoir ses intérêts en fonction de son histoire personnelle et de son appartenance sociale et culturelle.
La dilution individuelle dans le collectif de prise en charge et le discours qui vient la fonder, constituent de ce point de vue des dénégations identitaires et par conséquent de véritables atteintes aux Droits de l’Homme, fut-il âgé !
Ce n’est pas, en effet, parce que nous faisons vivre en collectivité les personnes âgées qui deviennent dépendantes, que ce collectif peut justifier les restrictions de libertés dont les “pensionnaires” font si souvent l’objet.
Sommes-nous capables alors de cesser de prendre pour une vérité première et définitive, cet aphorisme qui prétend que la liberté des uns s’arrête ou commence celle des autres ? Non que cela soit faux, sans doute, mais peut-être insuffisant. La vie collective, qui s’impose aux personnes âgées dépendantes quand nous les accueillons en institution ou que nous les contraignons à y entrer, n’a de sens que si elle permet à chacun de comprendre qu’on ne se libère jamais les uns contre les autres, mais ensemble. La communauté n’a de sens que si elle permet aux hommes, fussent-ils âgés, de faire chaque jour valoir un peu mieux leurs droits, et
finalement si elle leur permet de se libérer chaque jour un peu plus du poids de la collectivité et de la bêtise humaine quand elle prend forme d’institution.
Ceci suppose que nous apprenions à penser que la liberté des uns commence là où commence celle des autres, parce que l’histoire de toutes les libérations et de toutes les libertés nous apprend finalement que les femmes et les hommes se libèrent ensemble. C’est à cette condition que peut-être nous vieillirons en toute liberté.