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"Ce qui se déroule dans le monde ou dans son propre corps, l'homme cherche à le maîtriser, à l'apprivoiser, à lui donner du sens. Il peut s'y prendre de deux manières : techniquement (c’est ce dont s’occupe la médecine pour les événements biologiques) ou magiquement. Dans la seconde hypothèse, parallèlement à l'ordre cosmique, biologique ou social, il va construire un ordre rituel qui vient les doubler et relève entièrement d’une « construction » humaine."
Par: Catherine le Grand-Sébille, Socio-anthropologue, maître de conférences, Faculté de Médecine Lille 2, membre du conseil scientifique de l’Observatoire Éthique et soins hospitaliers de l’AP-HP /
Publié le : 17 Novembre 2005
Texte extrait du dossier thématique de 2005 « Face à la mort périnatale et au deuil : d’autres enjeux », disponible en intégralité en suivant le lien situé à la droite de la page.
Texte tiré de Face aux fins de vie et à la mort. Éthique et pratiques professionnelles au cœur du débat, sous la Direction d’Emmanuel Hirsch, Paris, Espace éthique/Vuibert, 2004
Dans notre contexte socio-historique contemporain où la mort apparaît souvent clivée de la vie, où l'on ne traite, en médecine, que depuis peu de temps des liens qui enserrent la mort et le symbolique, il est fréquent d’oublier d'évoquer la dimension indispensable des rites pendant ces traversées périlleuses que représentent l’agonie et l’entrée dans la mort, qu'elles se déroulent à l’hôpital ou au domicile.
Si les sociétés traditionnelles ont su voir dans la mort un moment essentiel où chaque culture dévoile ce qui la fonde, ce qui donne cohésion au groupe des vivants en permettant de faire des disparus, des ancêtres, la mort occidentale contemporaine et médicalisée a vu, le plus souvent, s'estomper ses repères métaphysiques. On assiste cependant, depuis une vingtaine d’années, à un mouvement de réactivation des rituels.
Les « rites sont dans le temps ce que la demeure est dans l'espace », comme l’écrivait très justement Antoine de Saint-Exupéry dans Citadelle. La demeure comme abri, lieu sûr, repère, nous intéresse tout à fait pour « penser » la fin de vie et le travail du trépas. Avec le rite, nous comprenons que pour qu'une structure temporelle se solidifie, la répétition, et le marquage symbolique des passages, est indispensable.
Le mot rite, pour l’anthropologue, signifie une pratique réglée, collective et transmise, qui a souvent un caractère sacré et qui porte toujours une dimension symbolique.
Le concept, si banalement utilisé aujourd’hui, est au bord de sa dissolution quand il est synonyme de manière de faire habituelle, répétitive, voire mécanique et stéréotypée.
Nous pensons, comme Pierre Erny [1], que pour qu'on puisse parler de rite, plusieurs conditions doivent être réunies :
- une conduite spécifique ;
- prenant habituellement le corps comme support ;
- liée à des situations et à des règles précises, donc codifiées, même si l'on admet une marge d'improvisation et d’apports nouveaux ;
- répétant quelque chose d'une autre conduite et destinée à être répétée ;
- ayant un sens vécu et une valeur symbolique pour ses acteurs ou pour ses témoins ;
- dotée d'une efficacité au moins en partie d'ordre extra-empirique — supposant donc une attitude mentale de l'ordre de la croyance, et de ce fait un certain rapport au sacré, même dans le cas de rites laïques.
Insistons sur le fait que si des pratiques symboliques s’inventent, elles n’existent comme rites que quand elles s’inscrivent dans une certaine répétition et une certaine fidélité à des règles.
Nous évoquions plus haut la banalisation de ce terme. On parle en effet beaucoup actuellement, dans les médias, de rites ou de rituels à propos des Troubles obsessionnels compulsifs (TOC).
En fait, la psychopathologie montre depuis plus d’un siècle, à propos des névroses obsessionnelles, qu'une sorte de contrainte compulsive interne conduit certains sujets à poser des actes répétitifs et stéréotypés dont ils savent parfaitement qu'ils sont absurdes et dérisoires ; pourtant, s'ils n'y procèdent pas, ils sont envahis par une immense angoisse. Si nous cherchons ce que les rites sacrés et les rites névrotiques ont en commun, il apparaît que leur omission ou l'absence de méticulosité dans leur exécution déclenchent l'angoisse, ce qui autorise à penser que leur raison d'être est précisément de la canaliser, de l'endiguer, pour la rendre supportable et permettre aux individus comme aux sociétés de vivre avec elle.
Ce qui se déroule dans le monde ou dans son propre corps, l'homme cherche à le maîtriser, à l'apprivoiser, à lui donner du sens. Il peut s'y prendre de deux manières : techniquement (c’est ce dont s’occupe la médecine pour les événements biologiques) ou magiquement. Dans la seconde hypothèse, parallèlement à l'ordre cosmique, biologique ou social, il va construire un ordre rituel qui vient les doubler et relève entièrement d’une « construction » humaine. Ce qui est angoissant du fait d'être extérieur est ainsi intégré dans l'ordre humain. De même qu'il est des fêtes pour marquer les grands tournants cosmiques, il en est aussi pour socialiser et ainsi domestiquer les grands tournants biologiques — naissance, puberté, mort — face auxquels l'homme se sent depuis toujours démuni et débordé par l'émotion, la crainte, le mystère.
Les rites, en fait, viennent jalonner la vie en orchestrant ces grands passages [1]. Ils symbolisent la perpétuelle transformation des mortels humains que nous sommes, la valorisent, aident à la vivre et à supporter les pertes qu'elle entraîne, en l'occurrence l'abandon d'un passé qui n'était pas sans avantages, et auquel il est douloureux de renoncer. Les rites initient aux étapes nouvelles, c'est-à-dire qu’ils donnent les impulsions de changement : « le rituel licite le passage », comme l’écrit Pierre Bourdieu [2].
L'expression rite de passage a été employée pour la première fois par A. Van Gennep, en 1909. Selon lui, tout individu passe par plusieurs statuts au cours de sa vie et les transitions sont fréquemment marquées par des rites diversement élaborés selon les sociétés.
Les « séquences cérémonielles » qui accompagnent ces passages se décomposent, selon lui, en trois étapes, du fait qu'il faut quitter l'ancien état avant d'intégrer le nouveau et qu'entre les deux il peut y avoir un état intermédiaire de transition et de flottement plus ou moins important. C'est pourquoi, dans ce que Van Gennep va appeler les « rites de passage », il distinguera :
- les rites de séparation ou rites « préliminaires » (« avant le seuil »), sorte de mort symbolique ;
- les rites de marge ou rites « liminaires » (« sur le seuil »), correspondant à une gestation, à un entre-deux caractérisé par une non-intégration pleine de périls ;
- les rites d'agrégation, de réintégration ou rites « post-liminaires » (« après le seuil »), sorte de naissance symbolique à nouveau statut.
L'importance respective de ces diverses étapes est très variable. Dans les funérailles, les rites de séparation pourront être très valorisés, alors que dans le mariage ce seront les rites d'agrégation.
En fait, face à l'action dissolvante de la mort qui approche et qui est toujours menace, puis rupture, dispersion, séparation, le déroulement des rites, les élaborations symboliques qui s'incarnent dans une configuration religieuse ou non, tendent à une coexistence apaisée des proches d’avec ceux qui vont les quitter. Quand ils n’ont pas lieu, les proches et les soignants se débrouillent seuls avec ce changement d’état qui n’est pas sans les bouleverser.
On constate qu’avec la perte de la croyance en la survie, et la réification d'un appareil symbolique qui s'était montré relativement efficace à atténuer ou canaliser le chagrin, le corps social moderne, qui a occulté la mort, ne sait plus vraiment adopter de conduites de deuil ou, juste avant la mort, de prise en charge des agonisants. Alors que chez les Juifs d’Alsace, jusqu’à la veille de la Première Guerre mondiale, l’agonie était un moment fortement codé auquel mourant et vivants devaient se plier, mais où se faisait sentir une forte solidarité entre l’un et les autres. En aucune façon celui que la vie allait quitter ne devait être privé de sa mort. Cependant, lorsque l'agonie se prolongeait, il était d’usage de déposer la clef de la synagogue sous l'oreiller afin « qu’il passe sans souffrance de vie à trépas ». En Calabre, pour abréger une agonie douloureuse, on a longtemps placé sous l’oreiller du mourant, le négatif de sa photographie [3].
De fait, ces pratiques ont reculé ou disparu et les mourants et les proches sont aujourd’hui trop souvent laissés seuls de ce côté du symbolique et du spirituel. L’investissement soignant, lui, est massivement orienté vers la prise en charge du corps et de ses manifestations douloureuses.
Il semble que les sociétés traditionnelles, malgré l'indéniable violence de leurs représentations, partageaient par les discours explicatifs qu'elles produisaient, le poids des responsabilités, tout en luttant vigoureusement pour protéger les vivants de l’attirance dans la mort que provoqueraient les agonisants, mais aussi pour se protéger du dangereux retour des morts.
Les esprits vengeurs d'autrefois ont cédé la place aux névroses et aux dépressions, à la culpabilité de notre époque hautement technicisée et médicalisée. Le harcèlement des vivants par les morts se déploie dorénavant dans le registre du psychiatrique. De même la médication et la sédation du temps du deuil s’accroissent et se banalisent. Pour abraser encore les effets de l’angoissant passage.
En effet, avec l’hospitalisation et la médicalisation de la vie sociale, un certain nombre des éléments des rituels funéraires de la société ancienne sont devenus caducs. Le regretter ou le déplorer ne sert à rien, et cette attitude passéiste nierait la réalité sociologique de la vie urbaine contemporaine.
Depuis les années 1950, la médicalisation de la mort n’a plus permis à l'hôpital, puis à la maison, le déroulement de la veillée ou des visites d’adieu. On a beaucoup dit combien l'hôpital a dérobé l’agonisant et le cadavre, se chargeant seul et en silence de régir le passage dans la mort, ce changement d'état qui affecte toujours le groupe qui doit survivre à cette épreuve, familles et soignants confondus, même dans le déni [4]. Et il semble de moins en moins facile de mourir à la maison, la liste des empêchements est longue...
Cette solitude des professionnels en institution ou des proches au domicile est, d’un point de vue anthropologique, une aberration. Dès que l’on s’intéresse à l'attitude des sociétés face à la mort, face à l'interruption de la vie, on constate que de tout temps et dans toutes les cultures, les humains ont ressenti le besoin de renforcer des liens de sociabilité, de puiser dans les réservoirs de signes symboliques que sont les rites, la tradition, et la mémoire collective.
L’approche comparatiste et culturaliste amène à mentionner que les choses se compliquent avec les situations d’interculturalité que nous connaissons bien dans nos hôpitaux, mais que nous rencontrons aussi de plus en plus souvent au domicile. Indéniablement, pour ce qu’il en est des manières de traiter la mort et le mort, il faut se révéler curieux de l’autre, inventif. On peut rappeler ce que l’anthropologue Marc Augé a si bien formulé : « Faute de penser l’autre, on construit l’étranger. » [5]
Il s’agit donc de considérer que ce qui fait sens pour une famille originaire d’une autre culture que la nôtre et souhaitant que s’accomplissent certains rites — de purification par exemple — doit être réalisé. Sans doute, ne peut-on admettre que ce qui entre dans le cadre des réglementations françaises. Mais au-delà de ces contraintes, qui doivent être expliquées aux familles, on pourrait faire preuve de souplesse, d’invention, pour ne pas faire violence à ceux qui revendiquent, souvent timidement dans un cadre institutionnel, ou même chez eux, d’autres dispositifs rituels.
A-t-on, dans notre société, vraiment oublié la valeur précieuse des rites qui rendent le deuil public et reconnu ? Non, de multiples indices encore discrets signalent un renouveau de l’activité rituelle autour de la mort. Nous l’avons constaté plus précisément avec les morts périnatales frappées pendant tout le XXe siècle par le silence et le déni. Grossesses interrompues tardivement, gestations inaccomplies jusqu'à leur terme, enfants morts nés ; ces morts très précoces ne bénéficiaient pas encore — il y a une dizaine d’années — d'une parole et d’une reconnaissance publiques. Des pratiques mortuaires ritualisées se développent aujourd’hui parallèlement aux modifications juridiques qui permettent la déclaration à l’état civil de ces enfants, leur accordant ainsi une existence sociale.
Les études anthropologiques sur la mort attestent que le bon déroulement des rites, et particulièrement du rituel d’adieu, a pour fonction de fixer la place de chacun, morts et vivants. Quand ces cérémonies n’ont pas pu avoir lieu pour ceux qui les attendent ou qu’elles n’ont pas de sens pour ceux qui les subissent, nous savons que cela pourra tourmenter longtemps la vie psychique et sociale des individus.
À la disparition de la prise en charge communautaire du mourir succède de plus en plus des relations de solidarité reposant sur l’engagement des associations et l’investissement de plus en plus marqué des professionnels. C’est ce qui nous oblige à rester optimiste dans les capacités humaines d’invention de nouvelles façons de vivre et de mourir ensemble, qui ne négligent plus la primauté symbolique des rites.
[1] Erny P., « La notion de rite de passage », in Rites de passage, Erés, 1994.
[2] Bourdieu P., « Les rites comme actes d’institution », Les Actes de la recherche en sciences sociales, n°43, juin 1982.
[3] Le Grand-Sébille C. et Zonabend F., « Mort et hospitalité », in Miroirs de l’hospitalité, sous la dir. de A. Montandon, Bayard, 2004.
[4] De Certeau M., « L'innommable : mourir », in L'invention du quotidien, I, Arts de faire, Paris, Gallimard, Folio essais, 1980.
[5] Augé M., Le sens des autres, Actualité de l’anthropologie, Paris, Fayard, 1994.