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"Si le principe de bienfaisance est la pierre d'angle de l'éthique biomédicale, ce principe peut-il transcender les spécificités culturelles ? Peut-il être contesté par des cultures autres que celles à qui appartient la mise en œuvre de ce principe ? En un mot, la médecine est-elle plus qu'une culture pour étendre son territoire sur le monde humain ?"
Par: Didier Sicard, Président d’honneur du Comité consultatif national d’éthique /
Publié le : 17 juin 2003
Texte extrait de La Lettre de l'Espace éthique n°15-16-17-18, 2002. Ce numéro de la Lettre est disponible en intégralité en suivant le lien situé à la droite de la page.
Si le principe de bienfaisance est la pierre d'angle de l'éthique biomédicale, ce principe peut-il transcender les spécificités culturelles ? Peut-il être contesté par des cultures autres que celles à qui appartient la mise en œuvre de ce principe ? En un mot, la médecine est-elle plus qu'une culture pour étendre son territoire sur le monde humain ?
Cette question théorique est confrontée, de fait, à une pratique quotidienne que nous allons interroger.
Cet Africain, infecté par le VIH, de passage à Paris, qui me demande une trithérapie ; ce Témoin de Jéhovah qui refuse la transfusion proposée, pourtant si nécessaire ; cet asiatique, en fin de vie, persuadé que sa maladie n'est que la malédiction d'un chaman et rechigne au traitement envisagé ; cette femme menacée de mort ou rejetée par son groupe si elle avorte ; ce couple africain qui demande une fécondation in vitro pour avoir un garçon, etc.
Le médecin que je suis est là avec son savoir, sa puissance technique croissante, ses principes, ses convictions personnelles, ses croyances ou sa spiritualité et ses interrogations.
Si l'éthique est l'attention portée à l'autre, qui met en cause, en question soi-même au regard de l'autre, peut-on poser des principes éthiques universels qui laisseraient ou risqueraient de laisser hors champ une pratique éthique individuelle au nom de l'opportunisme ? Peut-il même y avoir une théorie éthique ou une éthique théorique qui s'appuierait sur des valeurs de référence universelles fondant la déontologie primaire " soigner l'autre ". La pratique " tu choisiras la vie " comme valeur fondamentale ne peut que nous interroger sur la question du sens : de quelle vie s'agit-il ? Peut-il exister des principes qui ne s'ancrent pas dans une réalité quotidienne ? Y a-t-il même des principes éthiques ? Et si oui, peuvent-ils être transculturels ?
L'éthique " c'est ce qui est bien ". Or, ce qui est bien l'est dans un ordre prédéterminé, et nous butons là sur les limites du langage, car comme le dit Wittgenstein, " on fait toujours l'essai de dire quelque chose qui n'atteint pas l'essence de ce qui est en question et on ne peut pas l'atteindre ".
" Valeur ", " humanité ", " humain ", " juste ", " personne humaine potentielle " restent des concepts qui peuvent être retournés et c'est un danger de laisser à la médecine la responsabilité de théoriser elle-même sur ce qui est bien et ce qui est mal. Comme il faut, à mon sens, se méfier des " ecclésiastiques " de l'éthique, il n'y a pas de médecin éthicien : il ne peut y avoir qu'un espace de réflexion éthique indéfiniment en manque, donc en devenir.
En manque de réflexion d'abord ! Car la pratique biomédicale a pour tendance naturelle d'abolir les repères ethniques, de se constituer en véritable culture universelle, à partir des conceptions occidentales, de privilégier ses fondements éthiques fondés sur une culture judéo-chrétienne totalisante. On assiste même à une véritable " médicalisation " de la société, laissant aux virus, aux bactéries, aux substances toxiques, aux images du corps, aux chiffres qui parlent de nous, aux traitements modernes, greffes, etc., le soin de baliser nos repères du monde, de se constituer en ordres universels.
Le clonage effraie, mais la seule réponse proposée est une interdiction car il est le pur produit de la science éprise d'elle-même, et il nous bouleverse alors plus que celui qui meurt de faim. Le refus du clonage nous laisse quittes, à bon compte, de notre pauvreté de réflexion sur la dignité humaine.
Jamais il n'y a eu une telle demande de médecine, une médecine apparemment toute puissante, ayant gagné ses galons d'universalité. La question de l'affection planétaire qu'est le sida obtient une réponse planétaire, en théorie tout au moins, car si la question est posée de façon identique aux êtres humains, la réponse est une inégalité thérapeutique qui n'a jamais été si grande, c’est-à-dire une insulte à l’espèce humaine.
La réponse à cet africain de passage, qui sollicite une trithérapie car il en a appris les bienfaits, ne peut être que découragée ou au mieux assortie de la nécessité de rester définitivement en France s'il en obtient l'autorisation.
Le Témoin de Jéhovah qui refuse la transfusion que je lui propose, remet-il en question ma maîtrise médicale, ou blesse-t-il mon altruisme ? La réponse n'est pas forcément du côté de la prise en compte de l'autre, mais plutôt dans le rejet d'une altérité singulière, bousculant mes certitudes médicales, alors qu'elle devrait peut-être se situer du côté de la souffrance d'une décision de notre Humanité brisée dans son unité indistincte.
Des principes intangibles de respect, de dignité, de bienfaisance, de justice, de devoir, de solidarité ; que fait-on en pratique ? Sinon de les faire pencher du côté du manche, c'est-à-dire de la réponse technique plutôt que de l'engagement spirituel.
Cette personne greffée du rein, sans ressource, immigré, aura droit à une aide financière quasi illimitée tant que les problèmes techniques, c'est-à-dire les soins médicaux, se poseront. Le jour où ce besoin de soins sophistiqués ne s’imposera plus, le jour où il ira bien, en termes de bienfaisance la médecine se sentira quitte car elle lui aura sauvé la vie, à lui qui n'avait rien d'autre que cette vie. Ce n'est pas à elle, dira-t-on, de venir en aide à l'être dans toute sa détresse, de répondre à son besoin de toit et de nourriture pour survivre. La médecine n'est-elle pourtant qu'une discipline scientifique ? Où est alors ma responsabilité de médecin ? Les soins que je lui ai prodigué ne m'engagent-ils pas au-delà ?
La réponse à ce manque peut être cinglante (en évitant naturellement les réponses primaires ou égoïstes). Elle peut être " éthiquement correcte ", posant, par là même, la question du relativisme moral ou du relativisme éthique. On peut en effet appliquer, de façon contradictoire, les principes éthiques de bienfaisance et d'autonomie. Mille exemples nous en donnent l'occasion. Le Japonais considère qu'un prélèvement sur un corps humain, aux fins de greffe, est un scandale, mais en même temps que laisser mourir un être sans aide est tout aussi scandaleux.
" L'éthiquement correct " réside-t-il ici dans le respect de l'intangibilité du corps humain ou au contraire dans sa transgression ? L'anonymat du donneur dans la transfusion est récent (on s'est longtemps interrogé sur la validité d'une transfusion de sang d'un noir à un blanc !...) La médecine confisque-t-elle, par le produit qu'elle manipule, les interdits culturels ? Un produit labile identifiable fait-il davantage l'objet d'interdits qu'un groupe de produits sanguins d'origine humaine ? Mille personnes sont-elles plus anodines, anonymes qu'une personne ? Un foie médicalisé par la greffe perd-t-il toute identité culturelle ? Une bio prothèse de porc est-elle devenue un produit industriel ? Un sang issu d'un porc transgénique est-il devenu un produit totalement industriel ? Autrement dit, l'anonymat crée-t-il une opacité culturelle ?
La transmission du virus du sida en Afrique et en Asie est favorisée par les traditions culturelles qui posent la question du statut de la femme, de son indépendance sexuelle. Il peut donc être tentant de lier notre frilosité, en matière d'aide, aux difficultés de politique de prévention du sida qui remettraient en cause des interdits culturels forts.
Intervenir face aux tabous culturels dans les systèmes de représentation, dans le symbolisme même de la maladie remet en cause le statut de l'individu qui fait partie du groupe et justifie la " non-action " par respect de la personne. Respecter l'autre dans sa singularité est éthiquement bien, mais est-ce suffisant et n'est-on pas parfois appelé à la contourner ?
Le secret médical me semble être un repère absolu, une des rares balises qui permet à l'être souffrant de ne pas être " jeté aux chiens " du fait de sa souffrance même ; de ne pas voir exposée à l'indifférence ou à la cruauté du groupe une intimité impuissante ; de ne pas permettre que l'aide reçue soit payée d'une exposition obscène. Et pourtant, chaque culture imprime à la maladie sa marque où lui confère plutôt un statut dans le groupe : ici la culture encourage au stoïcisme, à la résignation, à l'enfouissement car la maladie extériorisée est une perte de face ; là, au contraire, elle encourage à la solidarité, à la mise en commun de la souffrance, à l'appel public à l'autre, à l'expression de la douleur comme phénomène constitutif du lien social.
D'un côté le secret médical opère comme " gardien de la face ", mais il peut, de l'autre, être cause d'une rupture possible d'une solidarité culturelle. Pourtant, cette apparente contradiction n'en est pas une, car on ne passe pas innocemment de la culture de groupe à l'individu : un sida, en Extrême-Orient ou en Afrique du Nord, reste un sida confrontant plus l'individu à son fond humain universel qu'à sa culture.
Ce qui est ici de l'ordre de la culture, c'est le regard porté collectivement sur le sida : ici indulgent, là intolérant.
Le secret médical n'est pas un problème culturel mais une question essentielle qui concerne le rapport que chaque être entretient à son corps. L'éthique biomédicale ne peut donc se satisfaire du regard culturel, elle ne peut que s'approcher de l'autre dans sa solitude absolue.
Il peut être tentant de prendre en compte la culture dans la question éthique de l'affrontement de la fin de vie. D’accepter, ici, une résignation à un destin, marqué par le divin ou non, ce qui peut conduire à ne pas solliciter une aide trop humaine ; là, au contraire, parce que la vie est considérée comme seule réalité inentamable, de solliciter des attitudes médicales ultra conservatoires au-delà du sens commun ; ailleurs encore, de refuser au nom de la dignité humaine des soins considérés comme inhumains (intubation, etc.).
Les fondements culturels traditionnels sont remis en question par le statut de l'embryon, du nouveau-né. La parenté est une des structures fondamentales de notre Humanité. Encourager médicalement la procréation pour des raisons plus " tribales " qu'individuelles pose en soi un problème éthique. Une réponse singularisée consistant, par exemple, à mettre l'assistance médicale à la procréation au service d'une naissance mâle, risque de placer le médecin dans une dépendance culturelle étrange. La magie de la médecine risque alors de prendre la place de la magie totémique.
Enfin, l’éthiquement correct , au nom des singularités culturelles, peut paradoxalement être une forme de mépris : " les Africains ne sentent pas la douleur … ", " les Asiatiques craignent d'extérioriser leurs sentiments… ", " les Africains du nord transfèrent leur plainte sur le groupe… ", etc., comme si un groupe humain voulait se rassurer en attribuant à un autre groupe humain des constantes culturelles, sociales, intangibles qui ne le remettent pas, lui, en cause.
La discrimination positive est probablement l’un des facteurs qui, s’ils dégagent apparemment la responsabilité d'un être par rapport à un autre, mettent en cause le principe même d'humanité. Laisser exciser une petite fille au nom de principes religieux nous pose la question de notre appartenance à l'espèce humaine...
Ainsi, il peut être tentant de passer d'une médecine culturellement occidentale et techniquement universelle, niant les cultures autres au nom de l'efficience et de ses certitudes, à une médecine de respect des différences culturelles, " éthiquement correcte ", mais qui balaye les convictions et encourage à la neutralité.
C'est bien là que tout commence ! Qu'un travail de quête, de sagesse s'impose, un travail " d'intention éthique ", comme le souligne Paul Ricoeur. La césure peut en effet être créatrice d'une mise en marche éthique.
Moi, médecin protestant engagé, s’il peut m'arriver d'agir en proposant une réponse qui remet en cause ce qui me structure c’est parce que je peux parfois m'abstraire de ma culture, aller au-devant de l'autre dans une réponse qui m'expose.
S'approcher du corps, quel qu'il soit, en respectant sa pudeur, guetter le regard et poursuivre l'examen à l'aune d'une intimité protégée en même temps que vulnérabilisée et craintive, est toujours un acte médical dont les enjeux sont au-delà de cette simple relation thérapeutique.
Expliquer pour mieux faire comprendre ce qu'est un projet thérapeutique. Percevoir que la médecine, vis-à-vis d'un être non préparé à la modernité, peut être vécue comme agressive et possessive. Comprendre que face à l'irruption d'une médecine forte, la contre-réponse d'une culture acculée ne puisse être que la résistance, qui en limite l'acceptabilité (on le voit aussi dans nos sociétés apparemment développées, avec par exemple les attitudes défensives, ou du moins fantasmatiques, contre le Ru 480). S'interroger sur le statut mythique de l'image par rapport au corps, accepter consciemment que nos pratiques médicales remettent en cause des fondements culturels fondateurs, sont autant de pistes qui interrogent l'interculturalité à l'époque de la mondialisation.
Le médecin est en effet engagé, qu'il le veuille ou non, dans la gestion de problèmes de société ; il reste un des rares garants de la solidarité humaine dans un monde qui se veut de plus en plus médicalisé. Il est de ceux qui, par l'engagement de leur responsabilité personnelle, se souviennent que l'humanité partage des valeurs communes d'échange, qui ne peuvent pas être érigées en principes, mais fassent plutôt que " les actes de langage soient ancrés dans le langage des actes ".
Le discours médical qui tend à l'universel doit toujours continuer à s'interroger sur ses pratiques culturelles, convoquées à un débat pluraliste, s'interroger sur le fait qu'il est lui-même une culture. Il est étrange que ce soit à partir des conflits de conscience sur l'embryon, ou sur la fin de vie, que l'on n'ait jamais autant parlé de dignité humaine. Comme s'il fallait un affrontement culturel pour parler de l'homme.
Plutôt que de s'arc-bouter sur ces certitudes, plutôt que d'abandonner l'autre au nom du respect de ses " convictions étrangères ", l'éthique biomédicale doit s'interroger sur ses limites comme sur ses richesses.
L'intolérance, c'est le non-regard, la non-acceptation de l'autre. On ne transige pas avec l'intolérance, mais être tolérant ne signifie pas que l’on perde son intransigeance. On ne transige pas non plus sur le respect de l'autre, ce qui veut dire que le médecin n'est jamais quitte d'un débat de conscience dont l'objet est avant tout de préserver ce qui nous relie à la même Humanité. " Entrer dans l'échange, soutenir la complexité de l'exigence de la justice, telle est la courbe simple et difficile de la dimension éthique " de la médecine (Olivier Abel).