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"Comment s’y prend-on pour aborder et accompagner les derniers jours des personnes malades avec lesquelles, dans les services de soins traditionnels, on éprouve tant de difficultés ? Avec les patients, mais aussi avec les familles, avec le mythe de la morphine, avec la volonté parfois forcenée de certains médecins de se battre et de faire reculer les limites de la maladie… "
Par: Nadine Balcon, Cadre supérieur infirmier, hôpital Rothschild, AP-HP /
Publié le : 06 Août 2003
Texte extrait de La Lettre de l'Espace éthique n°9-10-11, "Fins de vie et pratiques soignantes". Ce numéro de la Lettre est disponible en intégralité en suivant le lien situé à la droite de la page.
Je voudrais rappeler quelques grandes étapes qui ont marqué l’histoire de la prise en charge des patients en fin de vie. Cela nous amènera à réfléchir sur nos attitudes actuelles.
La première grande étape est la réflexion développée aux États-Unis par Elisabeth Kübler-Ross. Elle permet de mieux appréhender les réactions psychiques d’une personne face à l’annonce de sa mort. Sept étapes sont décrites : du déni à l’acceptation.
La deuxième période, dans les années 1970-1975, est celle d’institutions anglo-saxonnes qui ont pris en charge la douleur, en particulier celle des phases terminales des maladies cancéreuses et la mort elle-même. Nous avons tous en mémoire cette référence que constitue le Saint-Christopher’s Hospice de Londres. On se souvient en France, dans les années 70, de la potion aux morphiniques dite “potion Saint-Christopher”.
À Paris, en 1987, à l’hôpital de la Cité Universitaire, le docteur Maurice Abiven crée le premier Centre de soins palliatifs (10 lits). L’univers architectural ressemble à quelque chose de sacré : lumière douce, musique, colonnettes, un couloir de temple. Mais dans les chambres, pour la première fois on envisage en institution la fin de la vie des personnes en respectant leur propre rythme. Ce service dérange. On est partagé. On est curieux. Comment s’y prend-on pour aborder et accompagner les derniers jours des personnes malades avec lesquelles, dans les services de soins traditionnels, on éprouve tant de difficultés ? Avec les patients, mais aussi avec les familles, avec le mythe de la morphine, avec la volonté parfois forcenée de certains médecins de se battre et de faire reculer les limites de la maladie… Dans ce système, les patients sont transférés d’un service de soins vers un service de fin de vie.
En 1989, à l’hôpital Paul Brousse (AP-HP), un service de soins palliatifs est ouvert (10 lits). Un modèle d’organisation, une architecture superbe, une adéquation en personnel, un management nouveau géré par un chef de service et un cadre supérieur infirmier humains et compétents. Ce service devient rapidement la référence de l’Assistance Publique - Hôpitaux de Paris. Les patients sont, là encore, transférés d’un endroit à un autre, dans un but relativement précis.
À l’Hôtel-Dieu, à la même époque, un système d’équipe mobile est créé. On répond à l’appel : un patient à traiter, un conflit à régler entre les différentes catégories de soignants. En effet, les médecins et les infirmières n’ont pas toujours la même vision de l’acharnement.
Entre 1991 et 1992, un fait nouveau fait exploser ces systèmes et les trop timides avancées dans ce domaine : l’apparition massive dans les services de patients atteints par le VIH. Ils sont jeunes, en pleine maturité ; ils connaissent parfaitement leur diagnostic et leur pronostic. Ils décèdent à une cadence folle, mais ils résistent. Ils savent exprimer ce qu’ils attendent de nous, aidés en cela par de puissantes associations. Un grand nombre de services vont donc inventer des services de soins palliatifs du “3e type” : c’est le palliatif intégré.
Le mot palliatif ne constitue pas pour nous un vocable adapté. La pratique palliative est intégrée dans l’approche globale du patient. Un médecin spécialisé ayant obtenu un diplôme universitaire fait partie du service. Les traitements contre la douleur sont institués très en amont, quelquefois dés la période “hôpital de jour”. Les lits sont indifférenciés ; il n’existe pas de ghetto. Le personnel n’est pas identifié. Tous prennent en charge un ou deux patients en fin de vie, en même temps que plusieurs patients en phase aiguë. Cette prise en charge représente un travail minutieux, quotidien, réfléchi, tonique et sans relâche qui implique l’ensemble d’une équipe. Il arrive que des infirmières pleurent, que des grands silences éloquents s’installent, que des colères éclatent contre un protocole thérapeutique strict qui ne peut s’appliquer à tous les patients qui pourraient en bénéficier.
Des soignants se sont révoltés contre les souffrances professionnelles qu’on voulait leur imputer et qui n’étaient pas réellement les leurs. Des heures d’explications ont eu lieu en groupe, mais des heures d’entretiens singuliers, des heures de partage pour les soignants ; les uns moins impliqués dans un deuil aidant d’autres qui s’étaient tant investis auprès d’un disparu.
Il est question d’infirmières, d’internes, de “psy”. Nous n’avons pas encore évoqué le chef de service et les cadres. En fait, ce sont eux qui détiennent les clefs du système. Le chef de service écrit le projet de service. L’encadrement fait sienne la philosophie du service. Le personnel adhère en réunions, en conseils, en staffs. Les cadres sont attentifs à la qualité, à la motivation du personnel au moment du choix. Ils sont aussi responsables dans l’autogestion contrôlée du personnel au long cours, de leurs pratiques, de leurs résultats, de leurs émotions. On se doit de leur donner les moyens de parler, de se confier, d’hurler et aussi de s’asseoir au bord du lit des patients sans que notre âme de surveillante y voit à redire…
Des psychiatres, des psychologues aident à la décision : quand, pourquoi et comment changer d’attitude thérapeutique avec l’ensemble de l’équipe ? On en parle en réunion et en conseil, mais aussi dans nos rencontres avec la famille. Le patient est incité à exprimer son désir, son projet ou son non-projet.
L’objectif vise également à pouvoir partager la peine, quand elle devient un fardeau pour les soignants.
L’autre but consiste à maintenir auprès de nous le patient, de la première consultation à la mort.
Certains patients mettent en effet plusieurs jours à s’adapter à une autre équipe, surtout dans des circonstances aussi cruelles.
À cette époque, le ministère de la Santé et l’Assistance Publique - Hôpitaux de Paris ont fait des soins palliatifs leur priorité en validant, puis en voulant multiplier toutes les tentatives de prises en charge.
Les facultés de médecine ont organisé des diplômes universitaires et ont commencé à parler de la douleur et de la mort aux étudiants. Il était temps !
Des milliers de fois, la dénomination “accompagnement aux mourants…” a été prononcée, comme s’il s’était agit d’un cheminement vers un bûcher, d’une résignation, d’une porte entrebâillée livrant à un pari indicible…
Certaines pathologies peuvent favoriser une acceptation. Une pratique religieuse peut l’induire. Pourtant, détenons-nous la science exacte pour savoir le jour et l’heure ? Savons-nous toujours où en est le patient dans son parcours ? Comme soignants, avons-nous le droit, avec nos certitudes d’apprentissage, d’amputer de tout ou partie le temps de vie d’une personne ou de son projet, de son rêve ? Même si ce rêve nous semble insensé !
L’expérience du VIH a démontré qu’un patient peut vivre de quelques jours à quelques mois en soins palliatifs. La mort est souvent abrupte. Le projet, qu’il soit à 24 heures ou à l’été prochain, pourquoi ne pas y adhérer ?
Cela ne veut pas dire que nous sommes totalement naïfs et qu’un travail préalable n’est pas réalisé avec le patient lui-même, son conjoint, sa famille.
Le respect. Le respect des patients semble aller de soi. Mais le respect du personnel, pour qu’il soit “bien dans sa peau”, qui en bénéficie véritablement ? De toute façon, nous n’avons pas le choix : quand une infirmière entre dans une chambre et referme la porte sur elle et son patient, quand on lui a donné les moyens matériels (et surtout psychologiques) d’être “soignant”, quelle serait notre indécence d’ouvrir la porte et d’écouter !
Le mot euthanasie n’est pas évoqué. En effet, un patient correctement traité et entouré, ne souhaite pas mourir et sa famille est moins prompte à demander une solution fatale.