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"Un service de pédiatrie qui soigne des enfants qui peuvent mourir n’est pas forcément triste. Car les enfants peuvent également y guérir et si la mort y est présente, elle n’y fait pas forcément la loi. Les soignants qui y travaillent ont, en général, choisi de le faire mais ceci ne les préserve pas des risques d’usure. Nous présenterons à quelles conditions un tel service peut rester un lieu vivant et humain pour les enfants, leurs parents et leurs soignants."
Par: Daniel Oppenheim, Psychanalyste et psychiatre /
Publié le : 16 Juillet 2003
Texte extrait de La Lettre de l'Espace éthique n°9-10-11, "Fins de vie et pratiques soignantes". Ce numéro de la Lettre est disponible en intégralité en suivant le lien situé à la droite de la page.
Le 24 avril 1997, les services de psychiatrie infantile et de réanimation médicale pédiatrique de l’hôpital Saint-Vincent-de-Paul organisaient la première Journée d’éthique médicale de Saint-Vincent-de-Paul sur le thème : Périnatalité et pédiatrie : lorsque l’éthique se vit au quotidien.
Nous publions ci-dessous le texte de l’intervention du Dr Daniel Oppenheim, document très exceptionnel qui restitue la complexité des décisions et des enjeux auxquels sont confrontés en équipe les soignants dans des circonstances délicates à assumer.
La réflexion éthique s’appuie sur la description précise d’une réalité complexe, mais la description témoigne déjà d’une première prise de position qui engage la réflexion éthique.
Je décrirai ici, tels que je les perçois et les écoute, l’enfant qui peut mourir et les soignants face à lui.
Un service de pédiatrie qui soigne des enfants qui peuvent mourir n’est pas forcément triste. Car les enfants peuvent également y guérir et si la mort y est présente, elle n’y fait pas forcément la loi. Les soignants qui y travaillent ont, en général, choisi de le faire mais ceci ne les préserve pas des risques d’usure. Nous présenterons à quelles conditions un tel service peut rester un lieu vivant et humain pour les enfants, leurs parents et leurs soignants.
Il importe d’abord que chacun préserve sa place et ses raisons d’être : que l’enfant reste un enfant et que l’adolescent y traverse son adolescence, que les parents assument leur position parentale, et que les soignants préservent leur compétence et leur idéal médical, ceci malgré la maladie, ses contraintes et la mort possible.
Un enfant soigné pour une maladie grave éprouve divers besoins. Dans un premier temps, celui d’être bien soigné. Cette exigence comprend bien entendu le traitement de la douleur. Dans un deuxième temps, la préservation des liens à ses parents et à ses frères et sœurs demeure un besoin majeur, d’où la nécessité de la libre présence de ceux-ci dans le service. Il est également fondamental de préserver sa place dans la société et d’abord dans l’école : sa relation aux autres élèves et son droit à l’obligation scolaire. C’est pourquoi, il est essentiel d’obtenir la présence d’instituteurs au sein du service. Il a besoin de jouer : les salles de jeux et d’espaces de circulation s’avèrent primordiaux. Il a besoin de préserver le sentiment de sa beauté, de sa créativité, le sentiment de la beauté du monde ; la présence d’un professeur d’arts plastiques, par exemple, semble donc essentielle. Il a besoin de préserver son imaginaire et sa liberté de penser. Ici, des clowns représentent le monde de l’imaginaire, non pour qu’il fuit la réalité mais pour qu’il l’intègre sur la scène du jeu psychique. Il a besoin aussi d’être reconnu par ses soignants comme un interlocuteur valable ; il est alors nécessaire de lui expliquer les contraintes de sa maladie et les logiques des traitements mais aussi d’entendre ce qu’il ressent et ce qu’il pense, sous les formes très diverses qu’il peut utiliser, et même si ses pensées sont très éloignées, en apparence, de celles des adultes, très violentes envers eux, ou très dures. Le psychanalyste aide l’enfant à prendre conscience de ces pensées, à les formuler. Il aide les adultes à les comprendre et à rester des interlocuteurs à la hauteur des exigences de l’enfant. C’est ainsi que l’enfant pourra comprendre et accepter le déroulement de sa maladie et des traitements, tisser des liens de confiance avec les adultes, parents et soignants, préserver le sentiment de sa valeur, de sa place et de son identité.
Si ces conditions ont été remplies, lorsque les possibilités thérapeutiques seront dépassées l’enfant se confrontera à sa mort possible et proche, non pas facilement mais sans souffrance et dramatisation inutiles.
Dans de telles situations, l’enfant se pose de nombreuses questions qu’il importe de différencier, de repérer, et auxquelles il faut répondre en paroles et en actes.
S’il meurt, aura-t-il mal ? souffrira-t-il ? pourra-t-on traiter ses douleurs ? Sera-t-il seul, relégué, exclu ? ou les soignants continueront-ils de le soigner, de préserver leurs relations avec lui ?
S’il meurt, que deviendra-t-il ? Les soignants se souviendront-ils de lui, et quels souvenirs en conserveront-ils ? Les réponses qu’il se donne face à ses questions se situent dans la continuité des expériences de soins et de relation qu’il a pu vivre depuis le début de sa maladie.
D’autre part, la mort apparaît à l’enfant comme l’amplification exacerbée des expériences les plus difficiles qu’il a pu faire dans sa vie.
Il a pu éprouver l’expérience du morcellement de son corps, de la perte d’unité et de consistance de son corps (dont l’extrême est la dispersion et le retour à la poussière), dans les douleurs intenses et dans les sorties de réanimation.
La mort lui apparaît également comme une perte d’identité. Il craint de perdre les traits de son visage, son allure, son style, son caractère, ou son nom : devenir anonyme, neutre, indistinct, méconnaissable, voire inconnaissable. Il a pu en faire l’expérience dans certaines déformations (alopécie, corticothérapie, amputation, séquelles de radiothérapie, amaigrissement extrême, etc.), entendant ses parents dire : « Il a tellement changé, nous ne le reconnaissons plus, ce n’est plus le même… » Il importe d’aider l’enfant à préserver son identité (y compris dans sa façon de s’habiller) malgré la réalité de ce qui peut l’altérer mais également d’aider ses parents à le reconnaître authentiquement dans la permanence de ses caractéristiques fondamentales. Et les soignants doivent faire un effort semblable, ce qui n’est pas toujours facile.
La mort représente aussi la perte de la limite entre le dedans et le dehors, quand la peau ne fait plus frontière, protection de l’intime. C’est pourquoi il est important d’être attentif à la façon dont l’enfant ressent les sondes, les perfusions, les piqûres, mais aussi les mucites et les cystites douloureuses, quand elles dépassent ce que l’enfant est capable de supporter, physiquement, d’intégrer dans la permanence de son image du corps.
La mort apparaît autant comme la perte de la position active. Elle est passivité absolue. Il s’agit alors d’aider l’enfant à préserver sa position active, y compris dans les multiples aspects de sa révolte nécessaire, en étant attentif à ce qu’elle ne le mette pas en danger, tout en prenant du sens pour lui.
L’enfant peut craindre la mort comme le risque de perdre sa place dans la société, à l’extrême sa place dans la communauté humaine : quand le langage a été discrédité car devenu mensonger ou inutile, incapable d’être à la hauteur de ses exigences de dialogue, ou quand il est écrasé par l’excès de réalité intouchable, massive, excluant tout jeu psychique. Il est nécessaire d’être attentif à préserver entre l’enfant, les parents et les soignants, une relation de parole vivante et authentique.
Il peut craindre la mort comme perte de la temporalité : le temps est suspendu, figé, vide de tout événement, de toute scansion, de tout progrès. Cette crainte exige d’aider l’enfant à se repérer dans le déroulement du traitement et de la maladie, et à être attentif à ce que son temps ne soit pas séparé du temps des autres qui continue à se dérouler à un rythme qui n’est pas le sien, scandé par des événements auxquels il ne participe pas : que sa chambre ne soit ni un hors lieu, ni un hors temps.
La mort apparaît aussi comme la perte de la possibilité de penser. L’enfant doit alors être aidé afin de préserver son rapport au savoir (c’est le rôle des instituteurs aussi bien que des soignants, qui expliquent les traitements, leurs décisions, leurs gestes), à imaginer, à penser librement (c’est le rôle des clowns autant que du psychothérapeute).
Ainsi, la question de la confrontation d’un enfant à sa mort possible ne se résume pas pour les soignants à l’alternative stérile : « lui dire ou ne pas lui dire «la vérité» », mais se développe dans des tâches multiples et diversifiées qui maintiennent un lien vivant entre l’enfant et tous ceux qui sont en position de responsabilité envers lui. Car l’expérience montre que dans ces situations, l’enfant a tous les moyens de savoir qu’il est proche de mourir, quelle que soit la représentation qu’il a de la mort. Mais il peut le savoir sans avoir besoin de le formuler, ni pour lui-même ni pour les autres. Il peut le savoir tout en préférant ne rien en savoir ou ne rien en faire, ou de faire coexister ce savoir avec des pensées qui ne lui sont pas aliénées, suivant la formule : « Je sais bien... mais quand même. »
Ces situations sont troublantes pour le soignant et cela pour différentes raisons.
Elles le confrontent à sa compétence médicale, c’est-à-dire continuer à bien soigner l’enfant, même quand il ne s’agit plus de le guérir : aspects techniques, autant que relationnels.
Elles le confrontent aussi aux multiples éléments de son histoire personnelle et familiale, en particulier aux deuils qui ont eu lieu dans sa vie personnelle, familiale et professionnelle. Mais elles le confrontent de même à ses idéaux et à son idéal de soignant : aux raisons qui ont fait qu’il est devenu soignant, en pédiatrie, et qu’il le reste. Le soignant est toujours écartelé entre le désir de soigner et le désir de vaincre la mort. Il doit en être conscient, car quand cet équilibre est rompu, il peut basculer du côté de la tentation euthanasique ou du côté opposé de l’acharnement thérapeutique.
De plus en plus de services hospitaliers participent à des protocoles de recherche. Ceux-ci exacerbent, en leur sein et pour chaque médecin, la contradiction entre désir de soigner et désir de savoir. En oncologie pédiatrique, ceci est particulièrement le cas dans les essais de phase I. Il importe que chacun de ceux qui sont impliqués dans ces essais (parents, soignants et enfants) puissent réfléchir à la question : quel est le sens de cet essai, qu’en attendre ? Ceci renvoie à la question cruciale, qui concerne autant l’essai que l’ensemble du traitement, et plus largement tout le déroulement de la vie de l’enfant : « cela en vaut-il, en valait-il la peine ? »
Dans ces services de pédiatrie, les soignants sont confrontés à une autre question : face à l’enfant qui peut mourir, trouver le juste rapport entre liberté et responsabilité individuelles d’un côté, contraintes et responsabilités collectives de l’autre. Chacun est totalement responsable de ce qu’il fait à l’enfant, mais nul n’est seul, nul n’a l’exclusivité de la relation et de la responsabilité de l’enfant : il ne peut y avoir qu’un travail d’équipe et des protocoles collectifs à appliquer.
C’est pourquoi la réflexion éthique, indispensable, ne vise pas tant à apporter des réponses précises à des questions précises qu’à constituer des repères et une méthodologie de réflexion et d’action permettant aux soignants de décider et d’agir dans des situations où il n’existe pas de réponse unique et acquise. Elle n’est pas acquise une fois pour toute, mais reste un processus permanent.
Quelles sont les conditions minimales dans lesquelles une telle réflexion peut s’exercer ?
Les compétences médicale et infirmière sont indispensables. Les besoins de tout enfant ou de tout adolescent doivent être, autant que possible, satisfaits ; il importe que la maladie et les contraintes des soins ne privent pas l’enfant de son enfance, l’adolescent de son adolescence. L’environnement familial et social de l’enfant doit être préservé, afin qu’il y maintienne toute sa place. L’enfant doit pouvoir comprendre ce qui lui arrive, exprimer et faire comprendre ce qu’il ressent et ce qu’il pense, et préserver son droit de regard sur sa propre vie. Pour que les soignants n’aient pas honte des actes et des décisions prises, parfois aux limites du supportable, pour qu’ils puissent garder une image positive d’eux-mêmes, de leur fonction soignante, de la médecine, il importe qu’ils puissent individuellement et collectivement se donner le temps et les moyens de se parler et de réfléchir à leurs décisions et à leurs actes. Les groupes de parole, les groupes Balint en constituent un moyen, ainsi que les réunions de réflexion clinico-éthique qui permettent de constituer une expérience collective, une méthodologie d’approche de ces situations, une réflexion éthique permanente, transmissible et vivante.