texte
article
Un aumônier spécialisé dans l'accompagnement des personnes en soins palliatifs revient sur son expérience et offre une analyse de l'aspect religieux et spirituel dans le domaine des soins.
Par: Gérard de Villers, Aumônier en hôpitaux de soins palliatifs /
Publié le : 17 juin 2003
Texte extrait de La Lettre de l'Espace éthique n°15-16-17-18, 2002. Ce numéro de la Lettre est disponible en intégralité en suivant le lien situé à la droite de la page.
Nous avons tous en tête cette phrase de Louis Pasteur : " Je ne te demande pas quelle est ta race, ta nationalité ou ta religion ; mais quelle est ta souffrance. " Aujourd'hui, je serais tenté d'ajouter ceci : quelle est donc ta souffrance profonde — que je nommerai spirituelle — et qui, elle, peut s'exprimer selon ta race, ta nationalité, ta religion ?
Cette question, je la pose à partir de mon expérience. Tout ce que je peux évoquer s'enracine dans les rencontres que je fais, depuis plus de dix ans, surtout avec des personnes en fin de vie, essentiellement dans des services de maladies infectieuses. Toutes les semaines, au cours de ces dernières années, j'ai aussi participé à la réflexion menée au sein de l'équipe mobile de soins palliatifs, à la Pitié-Salpêtrière.
Ma rencontre des personnes malades a, bien sûr, un caractère particulier : chacun se voudrait bien situé par rapport à l'autre ; aucun n'a la prétention d'apporter à l'autre ; mais nous faisons, ensemble, un bout de route où nous aimerions gagner, au moins un peu, l'un et l'autre, les uns les autres.
Rencontres “particulières”, également, quand la fin de vie semble proche. C'est vrai que je vais chercher la vie, et elle se donne souvent, là où elle est la plus extrême. Et il arrive que la vie se dise, se montre, se risque, à des moments frontières, à des lieux limites. Tout ce que je peux me demander, c'est si ma présence favorise la vie ou pas.
Aujourd'hui, Jean m'invite à descendre dans son “jardin Intérieur”, là où se rassemble, bien sûr, tout ce qui reste important : sa famille la plus proche, son engagement humanitaire et d'autres éléments encore. C'est dans ce même “jardin intérieur” que se fabrique, aussi, sa recherche d'unité ; c'est là qu'il arrive que ce soit plus paisible si ce n'est plus clair. Dans ce “jardin intérieur”, nous sommes, semble-t-il, au niveau qui touche à ce qui anime, au sens, à ce qui relie entre eux les éléments, souvent épars d'une vie.
Jean — et c'est son libre choix — aime exprimer cela dans un rite de sa religion. Dans le partage du pain, nous faisons la vivante mémoire du dernier repas de Jésus avec ses amis. À instar d'autres prophètes, Jésus n'aurait-il pas tenu à rappeler, ainsi, le caractère sacré, inépuisable, infini, du corps, de la vie, de l'amour ? En tout cas, c'était la manière que Jean avait de rassembler toute l'énergie dont chacun a besoin pour rester sur les chemins (les sentiers, parfois) de l'espoir et de la paix. Avec l'un de ses enfants, d'ailleurs, ce fut le seul geste posé, pour traduire, entre père et fils, un courant d'affection qui n'arrivait pas à se dire : il s'agissait d'un au-delà des mots qu'aucun mot ne saurait dire autant.
Comme Jean, toute personne humaine a, sans doute, ces deux dimensions. D'une part, tout ce qui concerne le relationnel, c'est-à-dire la famille (si elle est présente) et tout ce qui fait la "terre" de quelqu'un ; tout ce qui lui est donné sans avoir été choisi au départ : son origine, sa culture, ses croyances. Egalement, ce qui a été plus ou moins choisi : les amis, l'appartenance ou le rapport à des groupes de type professionnel, politique, idéologique, philosophique, religieux, etc. Jusqu'au sentiment, enfin, d'être en quelque sorte partie prenante d'un temps, d'une histoire, d'une humanité qui pense et cherche à intégrer son passé, son présent, ses projets d'avenir.
D'autre part, tout ce qui peut concerner ce que je nomme l’animation intérieure, le sens aussi. De quoi s'agit-il ? Peut-être, justement, de cette dimension "intérieure” évoquée à propos de Jean. N'est-ce pas ce qui pourrait donner plus ou moins sens à une vie, ce qui relierait entre eux les éléments épars de cette vie : tout ce qui — dans le silence et la solitude, souvent — pourrait permettre de “se recueillir”, c'est-à-dire d'aller, au moment voulu, chercher son énergie au-dedans de soi-même et de capter cette énergie aux sources de sa propre humanité ? Cela, bien sûr, pourra être intégré, confondu parfois, avec les éléments "relationnels" précédents, pour peu que ceux-ci unifient, apaisent, donnent eux-mêmes du sens.
En enracinant mon discours dans une expérience comme celle de Jean ou dans l'expérience d'autres personnes malades rencontrées et dans ma propre expérience, je voudrais essayer de présenter comment s'articulent et s'harmonisent, dans la vie de chaque personne, ces deux dimensions, "relationnelle" et "intérieure".
De façon un peu naïve, peut-être, une représentation pourrait déjà nous mettre sur la voie. Imaginons la "dimension relationnelle" de la personne et sa "dimension intérieure" comme deux axes qui se croisent et se recroisent, se traversent et s'intègrent l'un à l'autre. Cela n'indiquerait rien de statique. Ces deux dimensions d'une même personne restent, bien sûr, unies : elles se croisent toujours et se conjuguent. Mais elles ne cessent jamais de se déplacer, de glisser l'une sur l'autre comme l'archet glisse sur les cordes du violon, variant ainsi, à l'infini, l'angle de leur rencontre et les sons qu'ils émettent ensemble. Le violon n'est rien sans l'archet ; l'archet n'est rien sans le violon. C'est le mouvement, le glissement de l'un sur l'autre — dans une infinie délicatesse et variété — qui fait la richesse et l'harmonie de ces deux inséparables.
Toute image ou représentation a ses limites. Mais, à mon sens, c'est le juste croisement de ses deux dimensions, "relationnelle" et "intérieure", qui pourrait favoriser, le plus harmonieusement possible, la vie de toute personne humaine.
Il peut se faire que l'une ou l'autre, si ce n'est l'une et l'autre de ces deux dimensions, semblent accuser le manque. Alors, comment une société qui se respecte (puisqu'elle resterait en quête d'une profonde humanité) pourrait-elle approcher la mort des siens, si, en cette étape de la vie, ne pouvait plus suffisamment s’exprimer le rapport de ces deux dimensions qui font toujours une personne humaine ?
Il convient dès lors d’évoquer l'"Acte Spirituel". Il s'agit de ce que nous devons favoriser, sous peine d'immense souffrance, chez la personne malade et ses proches.
Comme d'autres, je suis amené à écouter, à deviner et peut-être à comprendre un peu ces deux dimensions "relationnelle" et "intérieure" d'une personne humaine. Dans le meilleur des cas, elles devraient donc se tenir, s'enrichir, s'épauler, se porter mutuellement, se conjuguer, s'épouser. Je pense être parfois témoin de ce que je nomme l’ "Acte spirituel vivant". Je me hasarde à le définir ainsi : ce que veut et peut encore une personne, pour se construire, en meilleure harmonie possible avec le plus profondément humain d'elle-même, y compris avec son histoire souvent liée à celle de ses proches.
Ainsi, le "spirituel" me semble être l'harmonie profonde entre la dimension "relationnelle" et la dimension "intérieure" de chaque personne. C'est ce qui peut unifier la personne, l'animer, en ce moment précis de sa vie.
Ma conviction est celle-ci : Il y a une souffrance spirituelle — souvent insurmontable, insupportable — qui devient véritablement injuste lorsque tout n'est pas mis en œuvre pour rendre possible l’"Acte spirituel" d'un vivant. Et cela, quel que soit son état de santé, mais, davantage encore, quand s'affaiblit sa possibilité d'expression, si ce n'est son dynamisme intérieur lui-même.
Une question demeure : qu'arrive-t-il quand tout vient à manquer, quand manquent et ne peuvent plus s'exprimer les dimensions "relationnelle" et "intérieure" de quelqu'un, trop affaibli, en phase aiguë d'une maladie ou en fin de vie ? Quand tout cela manque, que reste-t-il ? À mon sens, ce qui reste alors, c'est probablement cette souffrance spirituelle que nous voudrions capter encore, avec le désir de l'apprivoiser, de l'apaiser un peu.
La souffrance spirituelle — surtout dans les moments de grande faiblesse ou de fin de vie — ne saurait être entendue, en liaison si possible avec les proches, que sur un fond d'histoire et de culture déjà perçu. Ainsi, la simplicité des mots et des gestes pourrait espérer prendre, encore, sa véritable ampleur. Qui dit "culture" en ces circonstances signifie aussi rapport au corps, à la relation, à l'organisation intérieure de l'imaginaire, aux croyances, etc. À ce niveau, les services hospitaliers me paraissent, souvent, trop faibles !
Il serait grand dommage, voire inhumain, que chacune de nos "spécialités" s'autorise des initiatives, sans doute généreuses, mais pas forcément "justes" (ajustées) :
- un "curatif", atténuant la douleur, peut apaiser la souffrance. Toutefois, intervenant seul, il pourrait dévier dans un sens ou dans un autre ;
- un "psychologique" peut favoriser la relecture positive du compliqué de la vie. Mais qu’en serait-il dès lors qu’il chercherait des mots, quand il n'y a plus aucun mot ? À peine, même, des comportements à la limite de l'humain ? ;
- un "social" peut aider à reconstituer ce qui est possible s’agissant du tissu collectif ou communautaire de chacun. Néanmoins, il pourrait s’avérer obsolète à ce moment précis ;
- un "religieux" peut favoriser la mise en œuvre apaisante de toute une symbolique vivante, reliée à l'histoire, aux mots, aux gestes d'un groupe. Mais nous savons bien qu'il peut devenir pervers quand il ne s'enracine pas dans une demande, dans une réelle liberté.
Alors, quand nous parvenons à ce degré de souffrance, quand tout semble manquer, que faire encore ? Il s’agit peut-être, et de façon aiguë, d’une question que chacun peut se poser, notamment au sein de l'équipe présente auprès de la personne, à l'hôpital ou ailleurs, témoignant son devoir à l’égard de celui ou de celle qui souffre.
En ces moments de fin de vie, mais aussi, bien avant, persiste toujours ce qu'une société dans toutes ses composantes, et à la condition essentielle de s'unir, peut et doit offrir en signes : les paroles, les attitudes, les gestes que chacun doit apprendre et qui représentent en eux-mêmes l’expression d’un infini respect ; comme une sorte d'inscription du spirituel dans le sensible. Il s'agit du respect infini du caractère sacré de la vie.
Une telle démarche est concevable, à condition de s'unir. Je le constate après ces dix années où j'ai fréquenté tout particulièrement des services de maladies infectieuses. J'y ai découvert, malgré tout, la richesse d'un travail et d'une réflexion d'équipe, au niveau du service lui-même comme au sein de l'équipe de soins palliatifs.
Il y a peu encore, dans notre accompagnement des personnes atteintes de sida, chacun de nous était contraint d’avancer sur des chemins qui le conduisaient bien au-delà de ce qu'il avait appris. Chacun, devant le poids de la réalité et devant ses propres limites, ne savait rien faire d'autre que d'accueillir ce que l'autre pouvait, peut-être, offrir encore. À partir et au-delà de nos compétences, nous nous sentions appelés, ensemble, à offrir ce qu'il était encore possible d'offrir en humanité de ce profondément humain qui consonne si bien avec le spirituel. Ceux qui étaient devenus nos maîtres, ceux qui souffraient et nous autorisaient à être là, nous convoquaient en humanité.
Pour diverses raisons, j'ai peur que chacun de nous devienne ou redevienne un bon technicien, à côté des autres bons techniciens ! Pourtant, sans oublier la qualité des intervenants spécialisés, n'avons-nous pas à rechercher toujours, ensemble, ce qu’il convient de poser de la façon la plus juste possible, afin d’apaiser, de diminuer la douleur et la souffrance ?
Les aides-soignants, infirmiers, ainsi que ceux qui s’investissent dans le suivi et l’accompagnement, qui approchent, réellement, au jour le jour, les personnes qui traversent la souffrance où y stationnent trop longtemps, pourraient beaucoup nous en apprendre.
Dans ce contexte si délicat s'exprime encore, autant que possible, le sacré du corps, le sacré de la vie. Il conviendrait également de souligner l'importance des professionnels et des bénévoles dans leur rapport aux familles, aux amis, aux proches.
Quelle que soit l'histoire de notre société ou notre histoire personnelle, il nous faut, sans doute, fréquenter paisiblement toutes les allées où nous pouvons rencontrer le spirituel. Celui-ci n'est la propriété de personne. Au cœur d'une laïcité bien vécue, nous pouvons reconnaître aussi que la religion - quand elle se montre fidèle à ses sources et à l'aujourd'hui de notre monde - peut beaucoup favoriser notre attention au spirituel et apaiser bien des souffrances.
Sans doute, comme le dit Roger Etchegaray, " les rapports Église-État nulle part ne trouveront une situation idéale, à cause de la différence de nature des deux institutions, et ils auront toujours à suivre une étroite et difficile ligne de crête ". Mais nous pouvons peut-être recevoir ce qu’il précise, s’agissant du contexte français : " Après l'État chrétien, dont le Concile a sonné le glas, après l'État athée qui en est l'exacte et aussi intolérable antithèse, l'État laïque ne saurait se contenter d'une neutralité par pure abstention : il est de son devoir, sans se renier, de faire appel aux valeurs religieuses comme à une référence (parmi d'autres) capable de nourrir et fortifier le tissu si fragile de la société. "
Celle et ceux qui nous amènent à évoquer la souffrance spirituelle, pourraient nous appeler à préciser, pour nous-mêmes, ce qu'est la qualité d'une existence, ce qu'est réellement une recherche de cohérence de vie. En tout cas, c'est chaque jour — je le sais — qu'il me faut m'entretenir en humanité, soigner mes propres manques, pour oser venir, encore, auprès de l'autre, avec le désir de soulager, au moins un peu, sa propre souffrance.
En savoir plus
- Villers (de) Gérard, Aux frontières de la vie, Paris, Cerf, 1994.
- Villers (de) Gérard, Malgré la nuit, Paris, Desclée de Brouwer, 1998.