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"Les rites ne sont pas simplement ceux de l'après-mort. Ils sont encore ceux des vivants et de cette avant-mort, de ce moment toujours si unique et pourtant moment qui nous rassemble chacun d'entre nous. Comment se réapproprier ce moment toujours si proche de la détresse sans céder à l'utopie, une fin indéfiniment repoussée ou à la dépendance d'une extériorité machinale ?"
Par: Didier Sicard, Président d’honneur du Comité consultatif national d’éthique /
Publié le : 17 juin 2003
Texte extrait de La Lettre de l'Espace éthique , n°12-13-14, été-automne 2000. Ce numéro de la Lettre est disponible en intégralité en suivant le lien situé à la droite de la page.
La vie, la mort. Des frontières aussi évidentes, sans cesse bousculées par la médecine contemporaine, comme si la question essentielle que se pose chaque être humain sur sa finitude finissait en quelque sorte justement par lui échapper. Affirmation, réclamation de son autonomie jusqu'au bout, soumission à la machine au-delà du raisonnable, déni ou affrontement, sont autant de chemins divers parcourus par notre espèce humaine, que la mort subite vient parfois cueillir, sans que l'on puisse nécessairement considérer qu'il s'agit d'une bonne mort… La désappropriation par le mourant de sa propre mort n'est pas seulement celle suscitée par la médecine, elle est aussi celle de cette mort escamotée si souhaitée par nos contemporains, et pourtant si peu en rapport avec la richesse d'une vie ; frustration d'une lumière brusquement éteinte en pleine représentation.
Arrêtons de tisser des lieux communs sur le progrès d'une médecine qui recule sans cesse l'échéance et crée ses propres questions éthiques. Interrogeons-nous plutôt sur cette médicalisation de la fin de vie. Médicalisation nécessairement fondée sur la création de paramètres objectifs dont le destin ne peut être que celui d'une performance sans cesse accrue et d'une mise en pièces de l'unité d'un corps que la médecine ne peut affronter dans sa globalité ; médicalisation dont on peut s'interroger, plus que nous ne le faisons sur sa mise en œuvre, sur son enclenchement, son initiation parfois non accompagnée d'une réflexion suffisante.
Il est peut-être temps de laisser sa place, toute sa place à la mort à l'hôpital, à ne pas faire comme si les rites de passages étaient des gestes de pur théâtre, des parodies, des contournements vains.
Les rites ne sont pas simplement ceux de l'après-mort. Ils sont encore ceux des vivants et de cette avant-mort, de ce moment toujours si unique et pourtant moment qui nous rassemble chacun d'entre nous. Ce moment qui donne sens à notre existence, l'imprime dans l'éternité, qui fait de la vie un destin, comme le dit André Malraux. Comment se réapproprier ce moment toujours si proche de la détresse sans céder à l'utopie, une fin indéfiniment repoussée ou à la dépendance d'une extériorité machinale ? Sans l'utopie non plus d'une “bonne mort” parfois mise en avant de façon irresponsable et lénifiante. La “bonne mort” proposée comme la radicale thérapeutique, mais ce sont peut-être les gestes, les paroles, les soins qui se glissent dans cette béance, cette quête de l'être souffrant qui rendent plus inutile, qu'interdite cette discontinuité décrétée.
L'unanimité croissante sur la cruauté de l'acharnement thérapeutique et l'inscription dans la loi du droit à l'accès aux soins palliatifs sont des données maintenant bien établies ; simplement, on peut s'étonner qu'entre le discours et la pratique il demeure un tel fossé que la médecine tarde à combler. N'en serait-ce que le simple témoignage de l'indifférence, voire l'hostilité de toute réflexion en profondeur dans ce domaine ?
Comme si la réponse technique confisquait à son profit la réflexion et laissait hors champ l'essentiel, la fin de la vie, la fin de notre vie. Nous croyons savoir et nous ne savons rien, ou en tout cas nous avons un savoir lacunaire et nous n'en saurons jamais beaucoup plus. Nous avons nos limites, qu'un scientisme très fin XIXe siècle repousse dans une bien illusoire fascination. Or, s'il y a une certitude, c'est celle de la relation d'aide à celui ou celle qui va mourir, à ses proches mais aussi à l'équipe soignante. Les soignants ne sont jamais blindés vis-à-vis de la mort et c'est parce qu'ils ne le sont pas, qu'ils peuvent avoir des comportements excessifs de prolongation ou d'abandon. Cette attitude existe parfois aussi au nom de convictions spirituelles enracinées dans leur subjectivité. Réfléchissons à cette ambiguïté de la fonction séculière de la médecine, d'une médecine amarrée à un amont de convictions intimes. Ce ne sont pas les convictions intimes qui sont en cause ; ce qui est en cause, c'est l'inscription dans un faire uniquement articulé à une philosophie de sa vie et non à la vie de l'autre.
Les situations limites qui transgressent les principes mêmes de notre sentiment d'appartenance à l'espèce humaine nous obligent à simultanément penser que toute pratique euthanasique doit être proscrite et en même temps ne pas s'entêter à empêcher la mort quand de toute manière elle se présente comme inévitable. L'incertitude même, notre incertitude sur le moment de cette rupture ne nous oblige pas à agir comme si la finitude n'existait pas, mais à tisser une relation avec le malade, sa famille, au sein de l'équipe soignante qui lui permette de se sentir accompagné dans ce moment de plus grande détresse.
Nous manquons de repères pour les situations de réanimation pulmonaire où le malade est devenu dépendant d'un respirateur accessoire avec trachéotomie ; mais manquons-nous tellement de repères dans la mise en route initiale de cette thérapeutique ? Nous manquons de repères dans les situations d'état végétatif chronique prolongé. Mais est-ce de nos convictions dont le malade a besoin ou plutôt d'une discussion, d'un partage entre entourage et soignant sans cesse renouvelé ? Nous manquons de repères pour les situations d'enfants atteints de malformation neurologique grave et pourtant autonomes. Mais manquons-nous de repères pour favoriser l'exploit de grossesses toujours plus hasardeuses ?
C'est en amont qu'il faut si possible penser pour ne pas succomber à des réflexes de sauvetage automatique, créant des situations éthiques inextricables. Nous ne manquons pas de repères, de poteaux d'angle, comme disait Henri Michaux, pour percevoir que l'activisme, quel qu'il soit, n'est pas toujours compatible avec notre sentiment d'appartenance à l'espèce humaine. Il n'y a probablement pas de sujet plus important pour une communauté médicale digne de ce nom que de réfléchir avec humilité et sérénité à la vie et à la mort à l'hôpital.