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Abolition des limites et perte d'identité

"Quelles limites, responsabilités, soutiens peuvent-ils être garantis collectivement ? La perte des limites génère de nombreuses effractions psychiques et pertes de sens, et cela peut prendre une valeur traumatique. Il s'agit de refaire corps en soi et avec le social, avec l'équipe."

Par: Apolline Launay, Psychologue clinicienne, Association AVENIR-APEI (accueillant des personnes porteuses de handicaps mentaux), 78 /

Publié le : 14 Avril 2020

Dès le début du confinement, l'inquiétude des professionnels vis-à-vis des changements dans leurs tâches s'est exprimée. Elle illustre le « bouleversement des équilibres internes à chacun »[i]. Suivi à distance, en télétravail, des personnes initialement « accueillies » et revenues au domicile, visites à domicile, remplacement de professionnels d'autres établissements où des personnes sont confinées... On mesure les enjeux soulevés pour assumer le statut de « personnel de soin », qui a pu sembler à certains éloigné de la contractualisation initiale des professionnels médico-sociaux. Le statut des professionnels change. La réalité actuelle montre une importante discontinuité des présences des professionnels (en garde d'enfants, en arrêt, en congés obligatoires). Les équipes changent. Cette discontinuité nécessite une coordination à ré-inventer dans des équipes constituées ad hoc. Elle amène à utiliser des supports jusqu'alors réservés à d'autres secteurs professionnels ou à la vie personnelle (visio-conférences, supports partagés en ligne...). Les outils changent. L'équilibre est précaire et les limites sont mouvantes.

Redéploiement de ses propres talents

En télétravail, on donne plus de temps. On révèle des compétences et des talents cachés que l'on n'osait pas toujours exploiter dans son travail quotidien, ou qui n'avaient pas l'occasion de s'exprimer. On sort des limites habituelles, on se montre disponible, chez soi, pour son travail. On télétravaille dans sa chambre, à des heures inhabituelles, parfois même la nuit... On évoque la solidarité, on répond aux besoins, on ressent profondément la nécessité d'agir au regard de la tragédie qui se joue. On utilise ses goûts, sa culture, ses désirs, sa personnalité. C'est gratifiant et fédérateur. On participe à un élan généralisé, on donne parfois ses coordonnées personnelles aux personnes accueillies.
 
Et on s'interroge parallèlement sur son statut, qui s'approche de celui d'un.e bénévole généreux.se, un.e aidant.e.  La situation demande que l'on soit polyvalent. Les limites entre les métiers ne sont ainsi plus si évidentes. Et l'on se demande parfois quelle conséquence aura cette proximité ou cette confusion des places, comment on reprendra/réduira son travail après la pandémie. Les champs professionnels et personnels se superposent.

Nouvelles missions

On se sent aussi obligé, voire contraint. Il faut prendre soin des personnes accueillies et  prendre des fonctions que l'on n'avait pas auparavant. Il faut remplir des tâches parfois apprises mais oubliées, car jamais utilisées dans le poste occupé depuis des années. Il faut assurer les besoins primaires des personnes les plus handicapées, dans les établissements où elles restent confinées. Faudra-t-il faire des toilettes ? Il faut être à proximité de l'intimité des corps de personnes qu'on ne connaît pas, à proximité des risques de maladie aussi.
 
Les compétences professionnelles et expérientielles, qui fondent l'identité professionnelle, sont alors remises en cause. Elles perdent de leur force. Le secteur médico-social était déjà fragilisé par les changements progressifs et la remise en question de ses pratiques (traçabilité, évaluation, « inclusion »...), voire de ses idéaux[ii]. Dans ce contexte insécurisant, les professionnels se demandent jusqu'où changer ses pratiques sans perdre son identité professionnelle.

Limites du dilemme ou dilemme des limites

En chacun de nous, vit un sentiment d'impuissance et de débordement en considérant la situation de pandémie et celle des personnes porteuses de handicap. Se réveille un sentiment de communion et de solidarité qui légitime le besoin d'aider, le besoin de faire, de lutter, d'agir, de se sacrifier. De se reconnaître une valeur sociale, applaudie à 20h[iii]. Quand se permet-on d'arrêter de travailler, à la maison ? Jusqu'où faire don de soi sans risque pour le travail d'accompagnement ? Sans permettre une interprétation dangereuse par une logique infinie don/dette[iv] ? Qu'est-ce qui ferait limite à ces sacrifices ?
 
En chacun de nous aussi, se révèle une peur diffuse qui légitime un besoin de se protéger, de protéger sa santé physique et psychique, celle de ses proches. Parfois, on est reconnu comme personne à risque. Ou on refuse d'être soumis au dilemme sacrifice/préservation de soi. On ne peut plus travailler. Il arrive dans ce cas que l'on se sente inutile, incapable, indésirable, objet d'un « mépris bienveillant ». On se pose des questions existentielles sur l'identité du « handicap », dont on travaille tant à réduire l'impact chez les personnes accueillies, et sur ce que sont alors la vulnérabilité et la « capabilité » de chacun. On se sent abandonnique vis-à-vis des personnes que l'on accompagne habituellement avec tant de soin et de rigueur, abandonnique vis-à-vis de ses collègues, n'appartenant plus à sa communauté de travail. On ne sait plus à quelle place on se situe. On se ronge de culpabilité et de honte.
 
La situation d'urgence et l'incertitude de la durée pour ces changements définissent une situation particulière. Elles amènent au tout premier plan ce dilemme bien connu des métiers de l'accompagnement et du soin, dont la réponse individuelle s'aménage habituellement tant bien que mal. Au-delà des extrêmes qui se révèlent comme dans toute situation de crise collective, il semble nécessaire de penser les clivages susceptibles d'apparaître au sein des équipes, ainsi que de relier ces parties de chaque professionnel qui font son identité.

A qui s'en remettre ?

La réquisition légale propose de remettre de l'ordre lorsque le volontariat ne suffit pas[v]. Il n'en est pas de même dans cette situation de crise sanitaire majeure. Les demandes de « mobilisation » des professionnels médico-sociaux ne sont pas prises sous le contrôle de la justice. La question revient à choisir de s'en remettre à une autorité hiérarchique ou médicale, ou de se justifier de ses propres choix. Chacun est-il livré, seul, à lui-même et « sans secours »[vi] ? Comment s'extraire du conflit de valeurs et des paradoxes ? Quelles limites et quelle responsabilité individuelles assumer ? Quelles limites, responsabilités, soutiens peuvent-ils être garantis collectivement ? La perte des limites génère de nombreuses effractions psychiques et pertes de sens, et cela peut prendre une valeur traumatique. Il s'agit de refaire corps en soi et avec le social, avec l'équipe.

Dessiner des cartes et donner un sens

L'entretien des liens et des interactions à toutes les échelles de l'institution (personnes à domicile, personnes confinées en établissements, familles, professionnels en arrêt, en télétravail, en visites à domicile, mobilisés sur d'autres établissements) permet de recréer du collectif, avec également les services extérieurs (médicaux, psychiatriques, sociaux, associatifs bénévoles, funèbres).
 
Ce qui aide les professionnels, c'est de pouvoir reconstituer le maillage professionnel, ne pas se perdre de vue, se donner le droit de prendre des nouvelles des collègues en congés maladie, multiplier les réseaux sociaux. L'institution, quant à elle, réfléchit à sa visibilité, par un discours officiel auprès des équipes, qui garantisse un cadre professionnel, reconnu comme inédit et expérimental. Elle peut inventer de nouvelles médiations, organiser un soutien psychologique aux professionnels (individuel, ou collectif avec les intervenants d'analyse de la pratique qui s'adaptent), et mutualiser des moyens pour entretenir des liens symboliques en cas de ruptures, de séparations, de deuils.
 
Mais surtout, il s'agit de soutenir et soigner l'institution, en créant de nouveaux espaces d'échanges, fréquents, pour s'interroger ensemble sur les pratiques et les routes à suivre, et cartographier de nouveaux chemins à prendre. Adapter en consensus le suivi à distance, les soins, le confinement de personnes porteuses de handicaps mentaux et psychiques. Resituer ainsi les pratiques dans leur déroulement : faire des liens avec des pratiques antérieures et les identités d'établissements qui ont une histoire. C'est saisir l'occasion de faire l'expérience d'une réflexion éthique qui traite des enjeux de la situation d'urgence[vii], c'est recréer une temporalité, une direction, un sens, des limites et des identités professionnelles.
 


[i]    Dynamiques et trajectoires individuelles face à l'extrême. Odile Bourguignon, 2020. https://www.espace-ethique.org/ressources/article/dynamiques-et-trajectoires-individuelles-face-lextreme
[ii]   Télescopage des idéaux et pathologies de la symbolisation dans les institutions spécialisées. Jean-Pierre Pinel, 2017. https://www.cairn.info/revue-psychologie-clinique-et-projective-2017-1-page-11.htm?contenu=article
[iv]  Du travail social : la part du don. Paul Fustier, 2015. https://www.cairn.info/revue-vie-sociale-et-traitements-2015-2-page-20.htm
[v]   La réquisition : aspects juridiques. Marc Dupont, 2009. https://www.espace-ethique.org/ressources/article/la-requisition-aspects-juridiques
[vi]  Représentations et impacts psychologiques d'une pandémie. Odile Bourguignon, 2006. https://www.espace-ethique.org/sites/default/files/pandemique_1.pdf
[vii] Fabriquer l'éthique en temps de crise : la puissance des situations. Léo Coutellec, 2020. https://www.espace-ethique.org/ressources/article/fabriquer-lethique-en-temps-de-crise-la-puissance-des-situations