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Apprendre l’éthique : un défi pour l’École républicaine

Ce texte est un extrait du livre de Pascal Jacob (Le droit à la vraie vie. Les personnes vivant avec handicap prennent la parole, Dunod, 2020).

Par: Sébastien Claeys, Responsable communication et stratégie de médiation, Espace de réflexion éthique de la région Île-de-France /

Publié le : 05 Novembre 2020

Quelle éducation imaginer pour bâtir une société accueillante et accompagnante ? Comment éduquer au respect, à la vie en commun, à la tolérance, à la bienveillance, à la citoyenneté et à l’exercice de la démocratie ? Ces questions, rebattues depuis des années, sont redoutablement complexes pour qui les aborde sans cynisme et en ayant la ferme volonté de mettre en œuvre un enseignement exigeant, transformateur et ouvert sur la société. Plus fondamentalement, ces questions nous amènent à nous demander quel pourrait être le rôle de l’École et de l’éducation dans une société accueillante, renouant, en cela, avec les préoccupations des pères fondateurs de notre système scolaire gratuit, laïc et obligatoire : éduquer des citoyens éclairés, ouverts aux autres, autonomes et capables de s’engager dans la société. Le risque est que ces exigences – qui tiennent à coeur à de nombreux enseignants – se dissolvent purement et simplement dans des discours, de « belles paroles », ou pire encore, de « vaines paroles ». En effet, il pourrait être tentant de respecter la lettre des programmes qui changent sans cesse, plutôt que l’esprit de l’éducation républicaine. Et les enseignants sont souvent tiraillés entre l'injonction à respecter ces programmes, les grands principes qu’ils doivent transmettre, et la réalité sociale des élèves. Tous ont conscience que l’enjeu est considérable. Après tout, il n’est pas naïf de dire que les élèves présents dans toutes les classes de France sont le ferment de la société à venir.
Si cette préoccupation est bien présente dans les programmes d’Éducation Morale et Civique (EMC) qui prévoit, depuis 2015, d’aider « les élèves à devenir des citoyens responsables et libres, conscients de leurs droits mais aussi de leurs devoirs » et de contribuer à « forger leur sens critique et à adopter un comportement éthique »1, la transmission de ces contenus pédagogiques qui ont pour but d’articuler les valeurs, les savoirs et les pratiques, est loin d’être effective dans l’ensemble des établissements. Force est de constater que, malgré la bonne volonté de nombreux enseignants, nous ne sommes pas encore à la hauteur de nos ambitions. Et pour cause : comment traiter, en quelques heures, « la reconnaissance des différences, la lutte contre les discriminations et la promotion du respect d’autrui : lutte contre le racisme, l’antisémitisme, la xénophobie ; lutte contre le sexisme, l’homophobie, la transphobie ; lutte contre les discriminations faites aux personnes porteuses d’un handicap » ?2 Par ailleurs, s’il est possible de les informer de leurs droits et leurs devoirs en société, comment inciter les élèves à « adopter un comportement éthique » ? Et surtout : comment faire en sorte qu’ils mettent en œuvre « hors les murs » ce qu’ils ont appris au sein des murs de leur collège ou de leur lycée ? Si nous n’affrontons pas ces questions fondamentales, l’Enseignement Moral et Civique (EMC) est malheureusement promis à n’être qu’un inutile catéchisme.
C’est là que le projet pédagogique d’Olivier Borget au lycée Newton de Clichy-la-Garenne et les expériences que nous avons menées dans le cadre du programme « Transmissions » de l’Espace éthique Île-de-France3  avec les lycées Pierre-Gilles de Gennes et Henri IV – mais on pourrait aussi évoquer la Journée de réflexion des lycéens organisée par le CCNE ou les initiatives portées par les Espaces de réflexion éthique régionaux – sont très instructifs. Ces projets nous ont montré que réflexion et action doivent être pensées dans le même mouvement : il ne s’agit pas d’apprendre par cœur un corpus de valeurs, de principes ou de notions abstraites pour faire des élèves des citoyens, mais de les incarner in situ ; en miroir, l’action citoyenne et l’engagement dans la société ne peuvent pas se passer d’une réflexion argumentée, appuyée sur des sources solides et permettant un débat éclairé. Dans le projet d’Olivier Borget au lycée Newton, c’est par la rencontre avec les personnes vivant avec un handicap, par la découverte de l’établissement Passer'ailes, du Centre FORJA et du Centre Robert Doisneau que les élèves ont petit à petit pris conscience des enjeux concrets posés par l’intégration des personnes vivant avec un handicap dans la société. Dans les expériences du programme « Transmissions », c’est la rencontre de professionnels du soin, de chercheurs, d’associatifs et de citoyens engagés qui leur a permis d’envisager les enjeux éthiques du don d’organes ou de la Procréation Médicalement Assistée (PMA). Il s’agirait aussi de s’ouvrir aux expériences personnelles des élèves qui peuvent être concernés par ces questions.
Parce que ces témoignages, ces rencontres et ces moments d’échange suscitent des affects – de peur, de surprise, de stupéfaction, d’agacement, d’empathie, de joie… –, elles sont un matériau fantastique pour l’analyse – non pas une analyse froide et décontextualisée de questions à traiter « scolairement », mais une construction in vivo et collective des problématiques. « Comment concilier l’exigence de sécurité des établissements avec la volonté de liberté des résidents ? », « Est-il moral de prélever des organes post mortem en cas d’opposition de la famille ? », « Mon corps m’appartient-il ? », ne sont que quelques vivantes questions que se sont posées les élèves et leurs enseignants suite à ces témoignages. Parce que ce n’est que dans la confrontation aux réalités du terrain que les dilemmes peuvent se poser avec le plus d’acuité et de vivacité.
C’est dans ce cadre du questionnement des pratiques que la démarche de réflexion éthique peut constituer un apprentissage central pour les générations à venir. Non pas parce qu’elle transmettrait aux élèves des maximes, des valeurs ou des usages à respecter – malgré la réputation de l’éthique auprès de nombreux de nos concitoyens. Bien au contraire, c’est parce qu’elle est un apprentissage du doute et du questionnement des valeurs et des pratiques communément admises que l’éthique est une école de l’écoute, de la remise en question argumentée, de la délibération collective et de l’engagement. L’éthique est faite de déséquilibre, d’incertitude et, surtout, d’une ignorance consciente d’elle-même. En cela nous suivons les traces de Socrate : « Je ne sais qu’une chose, c’est que je ne sais rien », disait-il sagement à ceux qui croyaient tout savoir. C’est pourquoi la pratique de la démarche éthique est modeste : elle est un art de poser les bonnes questions et de tenter d’y répondre ensemble. Nous sommes bien loin, ici, de l’éthique des experts qui rendent de doctes avis et donnent des réponses, ou de l’éthique conservatrice qui professe des valeurs intangibles. L’éthique est nécessairement inquiète et subversive, ou ne sera tout simplement pas. L’éthique, telle que nous pouvons l’enseigner, remet en cause les idées reçues, permet d’envisager ce qui pourrait être au lieu de ce qui est, et questionne nos responsabilités. Pour mieux dire : cet enseignement de l’éthique ne met ni les connaissances, ni l’élève au centre du système éducatif, mais le monde que nous construisons en commun. « La question n’est jamais de savoir si un individu est bon, mais si sa conduite est bonne pour le monde dans lequel il vit. C’est le monde et non le soi qui est au centre de l’intérêt », nous rappelle judicieusement Hannah Arendt4. Une phrase que nous pourrions faire graver à l’entrée de tous les lycées.
Mais pour cela, encore faut-il que les élèves et leurs enseignants trouvent une application concrète à ces questionnements. Le moteur, pour les lycéens du lycée Pierre-Gilles de Gennes en 2018, a été de rendre un rapport sur le don d’organes au CCNE5, dans le cadre des États généraux de la bioéthique. Celui des élèves du lycée Henri IV a été l’animation d’une soirée de débats à la Mairie du 4ème arrondissement de Paris autour de la PMA, de la GPA, et de l’accès aux origines6. Pourquoi ne pas imaginer que des élèves se penchent concrètement sur l’accessibilité de leur établissement aux personnes vivant avec un handicap, sur les procédures d’accueil (emploi du temps...), ou sur l’intégration des élèves aux classes, quel que que soit leur handicap ? Pourquoi ne pas les faire travailler sur une charte de l’« accompagnement » et de la « bienveillance » en milieu scolaire7 ? Ces questionnements peuvent être d’autant plus pertinents qu’ils se font en partie avec le regard neuf de l’élève, mais aussi avec un regard concerné par les enjeux de l’établissement, et informé par ses enseignants. Pour que les réflexions soient portées avec vigueur par les élèves et leurs professeurs, il faut qu’elles soient transformatrices de leur environnement et qu’elles engagent, de manière systémique, l’ensemble des acteurs de l’établissement – élèves, enseignants, administration, et vie scolaire. C’est à ce prix que les élèves pourront comprendre – au sens de « prendre avec eux » – leur rôle de citoyen actif dans la cité. La formation d’un citoyen à part entière, c’est-à-dire acteur et artisan de la société dans laquelle il vit, est à cette condition de l’approfondissement de la démocratie scolaire.
Ne soyons pas idéalistes et ne faisons pas de songes creux : la route est encore longue pour généraliser ces enseignements dans l’ensemble des établissements, et l’on mesure, au témoignage d’Olivier Borget, l’engagement qu’il faut pour mener à bien ce type d’initiatives. C’est aussi par leurs limites – et les perspectives que nous pouvons dessiner à partir d’elles – que ces projets nous apprennent beaucoup. Les inquiétudes d’Olivier Borget sont largement partagées par les enseignants que nous avons rencontrés dans le cadre de notre programme « Transmissions » : appréhension liée à une nouvelle pratique pédagogique plus horizontale, recherche de soutiens institutionnels et associatifs parfois difficiles à trouver, manque de formation sur la démarche de réflexion éthique et sur les questions prévues au programme de l’EMC (bioéthique, handicap, etc.), préoccupations pédagogiques – par exemple, comment évaluer ces travaux en imaginant des formes d’émulation non compétitive ? –, et enfin, problèmes de reproductibilité et diversité des pratiques locales – ces projets sont fragiles car ils dépendent de la bonne volonté des enseignants et des élèves qui ont décidé de s’y engager, ainsi que de l’administration et des associatifs qui les accompagnent8… C’est donc à la pérennisation de ces projets qu’il s’agirait désormais de travailler en concertation. Pour cela, il est devenu indispensable de sensibiliser les enseignants à la démarche éthique dès leur formation initiale à l’ESPE, ainsi que dans le cadre de leur formation continue, pour leur fournir des repères sur les enjeux éthiques et des méthodologies – pour animer une démarche de réflexion éthique en classe, mais aussi pour évaluer les élèves différemment, par exemple –9, de les accompagner dans leurs projets en mettant à leur disposition des acteurs de la société civile volontaires pour participer à l’élaboration des problématiques avec les élèves, de valoriser ces projets au niveau local ou national, de les sacraliser dans les établissements, et de constituer un centre de ressources de tous les projets qui ont été réalisés. Sans doute, la mise en œuvre de telles initiatives est un travail d’orfèvre qui doit être adapté à chaque établissement, et il n’y aurait aucun sens à les uniformiser. Mais travaillons ensemble à les rendre possibles le plus largement en créant un milieu qui leur soit favorable. Sans quoi, notre École ne sera pas à la hauteur de ses magnifiques ambitions.
1 « Programme d’enseignement moral et civique de seconde générale et technologique », paru au Bulletin officiel de l’Éducation nationale le 22 janvier 2019, et accessible en ligne (consulté le 20 août 2019) : https://media.education.gouv.fr/file/SP1-MEN-22-1-2019/90/0/spe572_annexe1_1062900.pdf
2 Ibid
3 Voir le dossier de présentation et de ressources consacré au programme « Transmissions » sur le site de l’Espace éthique Île-de-France (consulté le 20 août 2019) : http://www.espace-ethique.org/education-transmissions
4 Arendt, H. (2009), Responsabilité et jugement, Paris, Payot.
5 Le rapport des élèves du lycée Pierre-Gilles de Gennes transmis au CCNE dans le cadre des États généraux de la bioéthique est accessible ici (consulté le 21 août 2019) : http://www.espace-ethique.org/sites/default/files/lpgdg_rapportegb_donorganes.pdf
6 Il est possible de voir cette soirée en vidéo sur le compte Youtube de l’Espace éthique Île-de-France (consulté le 21 août 2019) : https://www.youtube.com/watch?v=r4GL4QU8SXE&list=PLi-yyU8cpcgWbnYUPZcaFPvnXidbOgfg9
7 Voir le « Manifeste - Vers une société bienveillante » (consulté en ligne le 22 août 2019) : http://www.espace-ethique.org/sites/default/files/180723-manifeste-print.pdf
8 Voir l’excellent article de Karine Demuth-Labouze, « Éducation des futurs citoyens à la réflexion éthique : présentation et évaluation d’outils méthodologiques » (Droit, Santé et Société, 2018/1 (N° 1-2), p. 5-19). Cet article est accessible en ligne (consulté le 21 août 2019) : http://www.espace-ethique.org/sites/default/files/05-19_jml-droit_02-2018_article02.pdf
9 Ibid

Programme « Transmissions » : l’Espace éthique s’engage avec l’Éducation nationale