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Bernard Stiegler, un homme de pensée et d’action
Le philosophe du « Pharmakon », nous a quittés le 6 août 2020. Il laisse derrière lui un enseignement central pour penser et agir en prenant soin d’un monde cabossé, bousculé, incertain : si le remède risque à chaque instant de devenir poison, le poison peut aussi devenir remède.
Par: Florent Trocquenet-Lopez, Professeur de littérature en Khâgne au Lycée Jean-Pierre Vernant, Sèvres / Sébastien Claeys, Responsable communication et stratégie de médiation, Espace de réflexion éthique de la région Île-de-France /
Publié le : 07 Août 2020
Le philosophe du « Pharmakon », nous a quittés le 6 août 2020. Il laisse derrière lui un enseignement central pour penser et agir en prenant soin d’un monde cabossé, bousculé, incertain : si le remède risque à chaque instant de devenir poison, le poison peut aussi devenir remède.
C’est à Jacques Derrida, qui sera son guide dans son initiation à la philosophie, entreprise alors qu’il purgeait encore sa peine de prison pour avoir été pris en flagrant délit de braquage, que Bernard Stiegler emprunte le concept de pharmakon, mot grec qui signifie à la fois « le remède » et « le poison ». Derrida lui-même le tenait de Platon, qui, dans un passage célèbre du Phèdre consacré à l’écriture, fait dire à Socrate que l’écriture, mémoire morte, se substitue dangereusement à la pensée vivante, au logos que vivifient les échanges de la dialectique, du dialogue socratiques. De ce concept, Bernard Stiegler fit la clef de voûte d’un système philosophique liant étroitement une pensée du soin avec une philosophie des techniques. Si nous voulons prendre soin les uns des autres, si nous voulons prendre soin de la nature, prenons d’abord soin des techniques.
Ce sont les différentes lésions du corps social, générées par la « disruption » des technologies de la communication et de l’information, que Bernard Stiegler n’aura cessé d’examiner, qu’il s’agisse de la télévision (La Télécratie contre la démocratie. Lettre ouverte aux représentants politiques, 2006), du cinéma (qui fait l’objet du dernier volet de sa trilogie La Technique et le temps : Le Temps du cinéma et la question du mal-être, 2018), de la vie politique (La Décadence des démocraties industrielles, 2004 ; Pharmacologie du Front National, 2013), ou encore du monde du travail, dans lequel les humains sont privés d’un réel savoir-faire pour se plier aux logiques de la division du travail et de l’utilisation de machines dont ils ignorent le fonctionnement (L’Esprit perdu du capitalisme, 2006).
Son analyse était corrosive. Bien loin des rêves de la « start-up nation », cette disruption technologique, qu’il disséquait au scalpel de la philosophie, a ruiné des liens socioculturels traditionnels et a fait basculer nos sociétés dans ce qu’il appelait une « époque d’absence d’époque », c’est-à-dire des temps obscurs, dans lesquels nous ne sommes plus réellement contemporains, mais livrés à une solitude de pensée et d’action (Dans la disruption. Comment ne pas devenir fou ?, 2008). À ces poisons, Bernard Stiegler aura sans relâche cherché les remèdes, plaidant pour un usage des technologies qui permette une capacitation – concept emprunté au philosophe et économiste indien Amartya Sen. Il voulait retrouver le goût du « soin » pour panser nos plaies (Qu’appelle-t-on panser ?, 2018 et 2020) et redécouvrir le sens philosophique, affectif et politique de l’amour de soi et des autres par temps de terrorisme et de déliaison sociale (Aimer, s'aimer, nous aimer : du 11 septembre au 21 avril, 2003).
Mais Bernard Stiegler n’était pas seulement une « main à plume » : de ses concepts, il chercha toujours à faire des actes, des projets collectifs, comme ce territoire apprenant à Plaine-Commune (Seine-Saint-Denis), champ d’expérimentation de « réseaux sociaux » qui soient dignes de ce nom, où l’on réinventait un art de vivre ensemble, grâce à un « revenu contributif » permettant notamment aux jeunes de devenir des citoyens autonomes et créatifs.
C’est vers les générations futures que Bernard Stiegler se tournait ces dernières années (Prendre soin, de la jeunesse et des générations, 2008). Touché par le mouvement des jeunes pour le climat, il avait réorienté ses recherches vers la question de l’Anthropocène, et avait proposé de rebaptiser son laboratoire pharmacologique, l’association Ars Industrialis, fondée en 2005, « Les Amis de Greta Thunberg », ce qui fut fait au printemps dernier. Désireux de passer le flambeau à ces générations futures pour lesquelles il n’avait cessé d’œuvrer et de penser, Bernard Stiegler nous quitte trop tôt. Ayons à cœur de poursuivre son œuvre qui devient ce qu’elle était déjà, une œuvre collective : « Je ne suis je que dans la mesure où j'appartiens à un nous », écrivait justement Stiegler, dans Aimer, s'aimer, nous aimer.
Florent Trocquenet-Lopez et Sébastien Claeys