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CrowdMed : partage de l'expertise médicale ou marchandisation du diagnostic médical ?
"Le principe de Crowdmed consiste à mettre en relation un cas médical déposé par un patient sur la plateforme internet avec une foule de « détectives médicaux » qui chacun propose son diagnostic ou pari à propos d’un diagnostic."
Par: Léo Coutellec, Maître de Conférences en épistémologie et éthique des sciences contemporaines, directeur de l'équipe « Recherches en éthique et épistémologie » (Université Paris-Saclay, INSERM, CESP U1018), membre de POLETHIS et de l'Espace éthique/IDF /
Publié le : 04 Mai 2015
Nous connaissions le Crowdfunding comme initiative de finance participative, le Crowdsourcing comme mode collecte et de partage des données, voici que le concept de « sagesse des foules » est mis à l’épreuve dans le domaine du diagnostic médicale. L’ère de la collaboration de masse, de la production par les pairs, le temps de la révolution collaborative, facilitée par l’usage de l’internet 2.0, ne cesse d’étendre ses champs d’application et le domaine de l’expertise médicale n’y échappe pas. C’est dans ce sillon que la société américaine Crowdmed mobilise l’idée selon laquelle il y aurait une « sagesse des foules » permettant de résoudre collectivement des problèmes de santé habituellement très compliqués, voire insolubles. La méthodologie est celle d’un « marché de la prédiction » qui consiste à former un diagnostic à partir de prédiction diverses et nombreuses.
Dans The Wisdom of Crowds (La sagesse des foules, 2004), James Surowieski décrit les marchés prédictifs comme des outils d'exploitation de la sagesse des foules. Selon cet auteur, le concept de foule ne recouvre pas celui de groupe ou de communauté, il s'en éloigne par l’importance accordée à la diversité, l’indépendance et une certaine forme de décentralisation. L’hypothèse méthodologique des marchés de la prédiction est celui de la diversité et de l’implication comme facteurs de pertinence et de qualité. Faire contribuer une grande diversité d’ « experts » impliqués assurerait de facto le succès de la solution. C’est aussi l’hypothèse que font des sociétés comme InnoCentive dans le contexte de la recherche et du développement. En pariant de l’argent (réel ou fictif) sur des prévisions, les personnes engagent leur confiance envers la prévision choisie. Ce système est réputé être robuste.
Le principe de Crowdmed consiste à mettre en relation un cas médical déposé par un patient sur la plateforme internet avec une foule de « détectives médicaux » qui chacun propose son diagnostic ou pari à propos d’un diagnostic. Le cas médical déposé est censé être compliqué et non résolu dans le cadre du système de soin classique[1]. Les détectives médicaux ne sont pas obligatoirement des médecins ou même des personnes formées à la médecine, l’expertise est ouverte à toutes les compétences sans regard pour le titre, le diplôme ou la fonction. Cette contribution se fait donc selon les principes collaboratifs de Wikipedia à la différence significative que dans le cas de Crowdmed une rémunération est attendue. Ces « détectives » proposent ou parient sur un pronostic et peuvent remporter une récompense financière en fonction de leurs points gagnés sur le cas.
Prenons un exemple. Doyle, 30 ans, cas n°2368, souffre de douleurs abdominales, de piqûres et de sensations étranges dont les symptômes sont détaillés sur sa fiche. Sur cette même fiche, on peut avoir accès à tout son dossier médical (antécédents médicaux, histoire médicale de sa famille, histoire des différents diagnostics établis sur son cas avec documents et images à l’appui) ainsi qu’à des informations assez précises sur son style de vie. Doyle offre 300 $ pour la résolution de son cas. Pour celui-ci, 48 « détectives médicaux » ont contribué à établir le meilleur diagnostic. Chacun des détectives a accès aux diagnostics et aux recommandations des autres détectives contributeurs et peut lui-même proposer son diagnostic ou sa recommandation. Il est aussi invité à parier sur ces diagnostics (avec une monnaie virtuelle représentée par des points) ce qui contribue au classement de probabilité de réussite de chaque diagnostic. Un cas est clôturé lorsque 50 détectives ont participé ou lorsque le cas est resté 90 jours sur la plateforme internet. Selon le diagnostic finalement choisi par le patient et/ou son médecin, chaque détective recevra une partie de la récompense prévue en fonction du nombre de points qu’il a accordé à ce diagnostic dans son pari.
L’objectif affiché de Crowdmed est d’optimiser l’intelligence collective à des fins de diagnostic médical pour améliorer l’accompagnement en soin. Crowdmed est un symptôme, parmi d’autre, du développement récent de la médecine personnalisée et de nouvelles pratiques du test et du diagnostic par des accès démédicalisés (au sens institutionnel du terme). Symptôme qui montrent que les quêtes contemporaines de guérison[2] passe aujourd’hui en partie par un usage d’internet et de ses potentiels collaboratifs et informationnels. Mais si ces initiatives, à l’instar de Crowdmed, marquent une volonté de partager l’expertise et ne plus déléguer exclusivement au médecin le privilège du diagnostic, sans présager pour autant qu’elles nous propulseraient dans l’ère du diagnostic collaboratif de masse, elles ne présentent pas moins d’ambiguïtés.
Outre les risques d’une multiplication possible de faux positifs ou d’homogénéisation de cette « foule anonyme », un des problèmes fondamentaux est celui d’une nouvelle forme de marchandisation de la santé par un accès spéculatif et individualiste au diagnostic. L’intégration des marchés de prédiction, outils de la finance et de la stratégie politique[3], dans le domaine médical devrait nous interroger sur nos rapports au système de santé publique et aux valeurs du soin.
Enfin, une initiative comme Crowdmed doit être questionnée aussi d’un point de vue épistémologique. Si la diversité peut effectivement être considérée comme une valeur épistémique (c’est à dire concourant à la qualité des connaissances), la notion de « connaissance agrégée » comme forme d'intelligence collective, résultant de choix décentralisés et de décisions de groupe indépendantes pose des problèmes lorsqu’il s’agit pas moins de comprendre la santé d’un individu face à une maladie. Il s’agit d’une forme de googlelisation de notre rapport à la connaissance médicale qui promeut un agencement des savoirs non pas en fonction de leur pertinence pour la personne humaine concernée mais par rapport à leur capacité à s'agréger. Le diagnostic en voulant se diversifier par l’apport d’une expertise partagée s’appauvrit par l’absence de relation humaine. La personne devient un cas, le médecin devient un parieur.