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Décision en santé : maîtrise impossible de l'incertitude

"Nous avons tendance à oublier et plus encore à refouler l’incertitude inhérente à l’avenir, sans doute parce qu’elle renvoie à ce qui fait de l’homme un être fini, exposé à l’irruption soudaine de la maladie, à l’errance, à l’ignorance et à la mort. Cette intolérance à l’incertitude va de pair avec un besoin de certitude auquel la science tente de répondre."

Par: Paul-Loup Weil-Dubuc, Responsable du Pôle Recherche, Espace de réflexion éthique Ile-de-France, laboratoire d'excellence DISTALZ /

Publié le : 11 Février 2014

Intolérance à l’incertitude

Comme le pensait Aristote, toute décision est prise dans l’incertitude. Dans le monde sublunaire où les hommes vivent, monde du changement et de la corruption, les êtres naissent, évoluent et meurent selon un mouvement contingent et les décisions sont prises dans l’incertitude. Tout agent est en fait confronté à deux types d’incertitudes : la première provient de lui-même. Même l’agent le plus courageux doit toujours faire la preuve de son courage dans la mesure où les situations qui se présentent à lui ne sont jamais les mêmes. Il reste toujours une marge d’incertitude, certes minime pour ce qui concerne l’homme vertueux, mais toutefois irréductible. La contingence est aussi liée à la situation à laquelle ce dernier est confronté, aux circonstances extérieures de l’action. Dans le cas du professionnel de santé ou du patient – conduit à prendre de plus en plus de décisions, cette contingence concerne notamment la forme singulière de la maladie, la disponibilité aléatoire des traitements et bien sûr leur effet pour une part imprévisible.   
Nous avons tendance à oublier et plus encore à refouler l’incertitude inhérente à l’avenir, sans doute parce qu’elle renvoie à ce qui fait de l’homme un être fini, exposé à l’irruption soudaine de la maladie, à l’errance, à l’ignorance et à la mort. Cette intolérance à l’incertitude va de pair avec un besoin de certitude auquel la science tente de répondre. C’est particulièrement vrai dans le domaine biomédical où s’ajoute à la finalité intellectuelle de la connaissance une finalité pratique : celle de la guérison et de la survie. La science biomédicale considère d’emblée l’incertitude comme une errance, un état provisoire qui doit trouver une issue.
Or si l’incertitude ne peut être éliminée, du moins peut-elle mesurée et par là atténuée. C’est tout le sens d’un calcul des risques. La mesure de l’incertitude adoucit la perception d’un avenir imprévisible, d’où peut à chaque instant sortir le chaos. Elle laisse d’abord penser que le champ des possible est limité, que rien n’arrivera en-dehors de ce qui est envisagé. Du reste, puisqu’elle permet de hiérarchiser les différents événements envisagés selon leur degré de probabilité, elle fait apparaître certains événements comme plus normaux que d’autres. De la sorte, l’avenir est balisé, normalisé et dépouillé, au moins a priori, de sa capacité à nous surprendre.
 

Évaluer la pertinence des stratégies de santé

Le principal enjeu de cette maîtrise de l’incertitude réside dans ce que l’on pourrait appeler la « procéduralisation » du soin. Dès lors que l’on veut échapper à l’incertitude propre, l’on s’en remet à une règle, elle-même construite à partir de situations déjà vécues. Il n’est ainsi pas étonnant que le système de soins se soit de part en part procéduralisé. C’est désormais à partir de procédures fixes et centralisées que sont évaluées la pertinence des stratégies de santé. Cette procéduralisation s’étend aussi au lit du malade à travers les recommandations de bonne pratique, la formation continue des professionnels de soin, la formation des patients.
La procédure offre un certain nombre d’avantages. Elle tend à garantir qu’en chaque lieu du territoire et à chaque moment, l’offre de soins soit plus ou moins équivalente. Sans doute le modèle procédural de la décision offre-t-il aussi davantage de transparence dans le système de soins et plus d’ « autonomie » au patient puisqu’elle conditionne la prise de décision au respect d’une procédure où ce dernier est supposé tenir un rôle. Mais ces garanties qu’offre la procédure risquent de s’acquérir au prix d’une déshumanisation du soin, d’une occultation de ce qui fait de chaque personne un cas singulier. Elles s’acquièrent aussi au prix d’une plus grande difficulté, aussi bien de la part des soignants que des patients, à faire face à l’incertitude et à ses implications nécessaires que sont l’errance, la surprise et l’échec.