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« Directives » ou « discussions » anticipées ? Le rôle de l’imagination morale

Contrairement à leur appellation, donc, les « directives anticipées» ne sauraient se réduire à de simples « directives », une injonction à ce que les soignants entreprennent, ou pas, le moment venu, une certaine action médicale. Au contraire, elles nécessitent un effort d’imagination considérable.

Par: Marta Spranzi, Maître de conférences HDR, université Versailles-Saint-Quentin-en-Yvelines, Consultante d’éthique, Centre d’éthique clinique (AP-HP) /

Publié le : 30 juin 2023

Malgré la simplicité apparente du dispositif des directives anticipées — la volonté actuelle de la personne « incompétente » est remplacée par son expression antérieure —  leur mise en œuvre se heurte à des obstacles de taille : la complexité des gestes techniques et des situations médicales parmi lesquels il est nécessaire d’arbitrer, la réticence à se projeter dans une situation future de maladie grave éminemment indésirable, la crainte qu’elles soient utilisées contre son meilleur intérêt, le désir de permettre qu’une décision future laisse la place à une évaluation plus fine du contexte. Contrairement à leur appellation, donc, les « directives anticipées» ne sauraient se réduire à de simples  « directives », une injonction à ce que les soignants entreprennent, ou pas, le moment venu, une certaine action médicale.  Au contraire, elles nécessitent un effort d’imagination considérable, puisque, comme l’écrit la philosophe anglaise Onora O’Neill, « on ne peut pas voir ce qui n’existe pas encore » (2001, p. 19). Comment donc concevoir ce dispositif d’anticipation pour qu’il réponde réellement aux besoins des citoyens et des patients, sans tomber dans ce que Jean-Philippe Pierron appelle l’ « ultra-rationalisation de la prévision et de la prédiction », bien souvent illusoire (2016, p.104)?  
Premièrement le mérite principal des directives anticipées est de permettre des « discussions anticipées » avec les professionnels de santé au sujet des limites éventuelles des traitements médicaux à venir, ainsi que des valeurs qui sous-tendent ces choix. Seuls des échanges répétés et approfondis pourront permettre de dégager des préférences qui respectent au mieux la personne dans son authenticité. Deuxièmement, une réflexion autour de ce qui serait une « bonne mort » pour une personne donnée ne peut pas être déconnectée de ce qu’elle estimerait être une bonne vie : qu’est-ce qui ferait qu’étant donné son histoire et ses valeurs, elle trouverait certaines conditions de vie, ou de survie, acceptables ? Est-ce plutôt la possibilité de bouger, ou de discuter, ou de se nourrir ? Et avec quelle présence indispensable : son chat ? Sa voisine bien aimée ? Troisièmement, ces valeurs peuvent difficilement être exprimées directement. Elles apparaissent souvent en creux par le biais de souvenirs et de récits anecdotiques et personnels : « Je voudrais mourir comme ma mère,  en jardinant » ; ou : « Je voudrais une mort tranquille, en trois jours comme mon oncle » ; « Le jours où je pourrai plus jouer du violon, ce sera  un jour bien triste ». 
Ces récits ne doivent pas être considérés comme établissant automatiquement des principes décisionnels. Au contraire, ils doivent servir à construire des modèles, des images mentales de mondes possibles, dans lesquels certaines décisions pourraient paraître comme plausibles et d’autres au contraire comme impossibles ou malfaisantes. Comme l’écrit Max Black, « l’utilisation d’un modèle particulier peut nous aider à remarquer ce qui autrement serait resté caché, à modifier l’importance relative des détails – bref, à voir de nouvelles connexions », ainsi qu’ à élargir et évaluer le spectre des décisions possibles. (1962, p. 237)  L’exercice de l’imagination permet ainsi de favoriser une forme d’ « anticipation créatrice » (Coutellec et Weil-Dubuc 2016) tout en restant ancrée dans la réalité concrète du présent et du passé du patient. 
Pour finir, quand le patient ne sera plus en état d’exprimer  directement ses préférences, les modèles issus de ces discussions anticipées devront être traduits dans une décision concrète,  avec l’aide éventuelle d’un tiers, — un proche ou une personne connaissant bien le patient. Même si, parmi toutes les traductions possibles, aucune ne sera  jamais parfaitement adéquate, il sera toujours possible de dégager une décision qui reflète au mieux une posture de respect vis-à-vis de la personne et des valeurs qu’elle a incarnées dans sa vie passée, présente et future. L’imagination morale « orientée vers le possible et le vraisemblable » est donc un remède contre la tyrannie d’une forme d’anticipation directe et automatique, associée à la notion même de « directive anticipée ». Elle permet, au prix d’un jugement complexe et contingent, et d’un dialogue avec les tiers présents, d’  « évaluer les conditions de vie humaine autorisées par telle ou telle situation » (Chavel 2011, p. 550).


Black, M. (1962). Models and metaphors. Cornell University Press, réimprimé en 2019
Chavel, S. (2011). L'imagination en morale dans la philosophie contemporaine de langue anglaise. Revue philosophique de la France et de l'étranger, 136(4), 543-562.
Coutellec, L., & Weil-Dubuc, P. L. (2016). Les figures de l’anticipation. Revue francaise d'ethique appliquee, (2), 14-18.
O’Neill, O. (2000). Practical principles and practical judgement. Hastings Center Report, July-August 31(4), 15-23.
Pierron, J. P. (2016). Imagination et décision. Revue francaise d'ethique appliquee, (2) 99-108.

A propos de ce texte

Ce texte est tiré du document Fin(s) de vie : s’approprier les enjeux d’un débat publié en mars 2023 par l'Espace éthique/IDF dans le cadre du débat sur la fin de vie