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Emmanuel Levinas, le visage de notre action

Hommage au philosophe Emmanuel Levinas, qui revient sur l'importance donnée à l'altérité et au rapport à l'autre comme fondement de sa philosophie. Les valeurs défendues par Levinas sont ici affirmées comme centrales pour la création de l'Espace éthique/AP-HP.

Par: Emmanuel Hirsch, Ancien directeur de l’Espace éthique de la région Île-de-France (1995-2022), Membre de l'Académie nationale de médecine /

Publié le : 06 Février 2007

Texte extrait de La Lettre de l'Espace éthique n°1, 1996.
Ce numéro de la Lettre est disponible en intégralité en suivant le lien situé à la droite de cette page.

Sortir de soi, c’est s’occuper de l’autre, et de sa souffrance et de sa mort. Je ne dis pas du tout que cela se fait de gaieté de cœur, que ce n’est rien, ni surtout que serait là une cure contre l’horreur ou la lassitude d’être ou contre l’effort d’être, une façon de se distraire de soi.

Je pense que c’est la découverte du fond de notre humanité, la découverte même du bien dans la rencontre d’autrui — je n’ai pas peur du mot « bien » ; la responsabilité pour l’autre est le bien. Ce n’est pas agréable, c’est bien.

François Poirié, Emmanuel Levinas, Besançon, La Manufacture, 1992.

 

Le philosophe Emmanuel Levinas est mort le 25 décembre 1995. La force de sa pensée inspire l’attention que tant d’intervenants consacrent à la personne humaine au sein de l’institution hospitalière, cet espace de la relation dans le soin. Sa présence au coeur de notre action constitue désormais une évidence qui justifiait nécessairement cet hommage ou cette incitation à une lecture encore plus soutenue d’une oeuvre qui éclaire nos cheminements.

 

L’humanité de l’homme

A chacun son expérience intime de la pensée du philosophe Emmanuel Levinas. Je la conçois avant tout comme expression d’une résistance éthique qui nous sollicite dans l’ordre d’un engagement pour l’autre, assignation à la responsabilité d’autrui parfaitement définie dans son livre Humanisme de l’autre homme : « Personne ne peut rester en soi : l’humanité de l’homme, la subjectivité est une responsabilité pour les autres, une vulnérabilité extrême. Le retour à soi se fait détour interminable. Antérieurement à la conscience et au choix (...), l’homme s’approche de l’homme. Il est cousu de responsabilités.»

Philosophe de la responsabilité de l’homme et pour l’homme, on comprend la part aujourd’hui déterminante de sa réflexion. Aux systèmes de la totalité ou de l’absolu - « Le véritable sens d’un texte est son sens ultime » - il substitue comme philosophie première l’éthique : « C’est par l’éthique que je deviens moi. »

Né le 12 janvier 1906 à Kovno en Lituanie, Emmanuel Levinas sera sensible aux approches du Gaon de Vilna (1720-1797) qui s’efforce de définir un être-juif dépris d’une religiosité irrationnelle. Son disciple Rabbi Hayyim de Volozhyn (1759-1821) posera le principe de responsabilité au centre de son texte majeur L’Ame de la vie dont la traduction française est préfacée par Emmanuel Levinas. Toutefois, les grands auteurs russes comme Pouchkine et Gogol constituent également les références obligées du philosophe. On sait à quel point Dostoïevski éclaire son cheminement, notamment à travers cette citation souvent reprise et commentée : « Nous sommes tous responsables de tout et de tous devant tous, et moi plus que les autres. » Emmanuel Levinas émigre en France à l’âge de 17 ans. En 1923, il entreprend des études philosophiques à Strasbourg puis à Fribourg-en-Brisgau auprès de Husserl et de Heidegger dont il fera connaître les oeuvres en France.

Prisonnier en 1940 dans un camp d’officier en Allemagne, il rédige les bases d’un ouvrage majeur : De l’existence à l’existant. Le pressentiment et le souvenir de la Shoah (en Lituanie la quasi-totalité des membres de sa famille seront déportés) constituent cette meurtrissure infinie qui traverse sa pensée. De ses fonctions universitaires, on retient surtout sa direction de l’École normale israélite orientale fondée par l’Alliance israélite universelle au siècle dernier. Au-delà de ses leçons talmudiques, c’est pourtant sa recherche de l’autre dans la rencontre et la mise en commun qui confère une dimension d’universalité à son investigation. Un autre reconnu comme trace et médiation de l’idée de l’infini qui est en nous, dès lors qu’il nous assigne à le découvrir dans l’épiphanie du visage, ce reflet de l’infiniment ou de l’absolument autre, le Très-Haut.

Pour Emmanuel Levinas : « Toute philosophie nécessite au préalable une expérience. » Son expérience peut se comprendre à la fois comme interrogation, comme interpellation, comme ordination au prochain. A son état pur, l’énigme à laquelle nous éveille la rencontre d’un homme se dévoile dans un propos énoncé dans le Talmud de Babylone : « Si je ne réponds pas de moi, qui répondra de moi ? Mais si je ne réponds que de moi, suis-je encore moi ? » Répondre c’est s’engager dans une relation de responsabilité ; reconnaître autrui dans cette imprenable altérité qui m’oblige et justifie mon existence : « De toute éternité, un homme répond d’un autre. Qu’il me regarde ou non, il me regarde ; j’ai à répondre de lui. » C’est poser un inconditionnel qui permet alors d’affirmer le sens éthique de la vie dans l’exigence et l’effort de la relation inter-humaine : «Le miracle de la création consiste à créer un être moral.»

 

L’égalité de tous

En d’autres termes, Emmanuel Levinas se soumet aux modalités d’une mise en cause personnelle : « Ai-je le droit d’être ? Est-ce que je ne prends pas au soleil la place de quelqu’un d’autre ? » C’est poser, concrètement et sans esquive possible, une véritable assignation de moi responsable d’autrui, qui nous expose personnellement à l’impératif du commandement : « Tu ne tueras point ! » Ne pas tuer l’autre, c’est lui permettre de vivre, lui conférer cette place centrale et décisive dans notre vie. C’est en quelque sorte accepter d’en être l’otage, dès lors que pour l’accueillir on lui témoigne un : « Me voici ! », assignation et élévation irrévocables à la responsabilité éthique. C’est également comprendre que « la justice ne demeure justice que dans une société où il n’y a pas de distinction entre proches et lointains, mais où demeure aussi l’impossibilité de passer à côté du plus proche ; où l’égalité de tous est portée par mon inégalité, par le surplus de mes devoirs sur mes droits. L’oubli de soi meut la justice. »

Emmanuel Levinas s’est très souvent attaché à reprendre le propos du commentateur Rachi relatif aux préparatifs de l’attaque qu’envisage de mener Esaü contre Jacob : « Jacob s’effraya beaucoup et fut angoissé. » (Genèse, 32, 8). Rachi interprète l’attitude d’Esaü : « Il eut peur d’être tué, et il fut angoissé d’avoir peut-être à tuer autrui. » On peut y percer l’énigme et l’audace d’une pensée philosophique totalement impliquée dans nos préoccupations les plus immédiates, dès lors qu’elle vise à situer nos responsabilités humaines au niveau le plus élevé de nos obligations. A travers une oeuvre à la fois inspirée de la tradition biblique, de la philosophie grecque et fondée sur l’expérience de l’homme qu’anime ce désir d’accéder au visage de l’autre conçu au plan de la relation éthique, Emmanuel Levinas nous permet de considérer la vie sociale comme une spiritualité de l’être. Son dessein peut être compris comme l’acte obligé d’une affirmation des valeurs de la vie humaine opposées radicalement à ce qui est assimilable au meurtre, à la profanation, à l’irrespect, à l’injustice. C’est là où sa philosophie éveille l’homme au mystère de sa création et plus encore à la réciprocité des devoirs inter-humains qui permettent à une société de se réaliser.

Philosophe de la relation, il est également penseur de la parole lorsqu’il explique : « C’est la parole qui rend l’homme capable d’être le vivant qu’il est en tant qu’homme. L’homme est homme en tant qu’il est celui qui parle. Pourtant, reste entièrement à penser ce que cela veut dire : homme. »

Au-delà de la seule pensée de l’homme, Emmanuel Levinas trace à travers son oeuvre ce chemin qui mène vers l’homme, plus encore vers son visage : « ce qui, ainsi, en autrui, regarde le moi — me regarde. » Accueillir l’autre, en répondre et lui répondre, ne jamais s’en détourner et mieux encore apprécier ce qui nous engage l’un-et-l’autre, l’un-comme-l’autre dans une fraternité humaine, nous incite certainement à découvrir que : « Le visage, c’est le fait pour un être de nous affecter, non pas à l’indicatif, mais à l’impératif. » C’est aussi admettre qu’« à travers le masque, percent les yeux. L’indissimulable langage des yeux. L’oeil ne luit pas, il parle. »

Références :

Poirié F., Emmanuel Levinas, Besançon, La Manufacture, 1992.
Levinas E., En découvrant l’existence avec Husserl et Heidegger, Paris, Vrin, 1949.
Levinas E., Éthique et infini, Paris, Le Livre de Poche, 1982.
Levinas E., Autrement qu’être ou au-delà de l’essence, Paris, Le Livre de Poche, 1978.