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Euthanasia exterior ; Références antiques de l’idée d’euthanasie

Par: Denis Villard, Professeur agrégé de philosophie, Espace éthique/AP-HP, membre de l’Équipe de recherche EA 1610 « Études sur les sciences et les techniques », composante « Éthique, science, santé et société », université Paris-Sud 11 /

Publié le : 02 Septembre 2010

On entend de nos jours par euthanasie la recherche d’une mort douce lorsque tout espoir de guérison a disparu ; cette définition nous est héritée de Bacon. Et l’on pense souvent, guidé en cela par l’étymologie du mot, pouvoir faire remonter jusqu’à l’Antiquité la pratique de l’euthanasie. Mais c’est lui accorder à la fois trop et trop peu : la signification moderne du mot se distingue nettement de ses rares emplois antiques, même si on trouve bien le terme, ou des pratiques correspondant à ce que nous appelerions euthanasie, dans l’Antiquité. Or, c’est en prenant des exemples tirés de l’Antiquité que Bacon initia l’usage moderne du terme, de ce qu’il appelle l’euthanasia exterior (1). Nous voudrions ici montrer en quoi le mot euthanasie recouvre des sens fort différents selon l’époque ; et aussi tenter d’expliquer comment sa signification moderne a pu s’élaborer sur des références antiques.

 

Mourir en douceur

Dans le développement de son projet de réforme de toutes les sciences, Bacon envisage, dès la première version de Du Progrès et de la Promotion des Savoirs (2), la forme nouvelle que devra prendre la médecine. Elle sera attentive, entre autres, à l’euthanasia exterior, c’est-à-dire à «atténuer les souffrances et les douleurs» (3), «non seulement quand un tel adoucissement est propice à la guérison, mais aussi quand il peut aider à trépasser paisiblement et facilement» (4). Et Bacon de s’appuyer ici sur trois exemples antiques : le souhait d’Auguste de mourir en douceur, la mort d’Antonin le Pieux, et celle du philosophe Épicure. Mais ces trois exemples recouvrent des situations et des récits fort différents ; nous verrons que leur parenté ne va pas de soi. En tout cas, on peut déjà voir que Bacon sous-entend que ces trois cas sont des cas d’euthanasia exterior :

« Car ce n’était pas une petite grâce que l’empereur Auguste souhaitait toujours pour lui-même, quand il espérait cette euthanasia [mort douce], dont on vit d’ailleurs particulièrement un exemple dans la mort d’Antonin le Pieux, une mort qui ressembla beaucoup à un endormissement bénin et agréable. De la même manière, on lit qu’Épicure, quand sa maladie fut jugée désespérée, noya son estomac et ses sens en ingurgitant une grande quantité de vin. » (5)

Dans la présentation de Bacon, il semble que l’on ait affaire à trois cas d’euthanasia ; or, le terme n’apparaît que dans un seul des textes auxquels il fait allusion, la vie d’Auguste, dans les Vies des Douze Césars de Suétone (6) (Aug. 99):

« En effet, presque toujours, quand on lui annonçait que telle personne était morte promptement et sans souffrir, il demandait aux dieux pour lui et pour les siens une semblable euthanasie - c’est le propre terme dont il avait coutume de se servir. (7)»

L’empereur appelle bien de ses voeux une mort douce et rapide. Par contre, la situation ne décrit pas un contexte médical ; Auguste ne souffre pas d’une maladie sans espoir de guérison, et ce type de mort il ne le souhaite pas dans le cas où il serait malade, mais il le souhaite pour chacun et dans tous les cas. On peut penser qu’il parle seulement de quitter cette vie avec le moins de désagrément possible. Et cette «petite grâce», il la demande à la destinée, et non à ses médecins. C’est Bacon qui ajoute, à la notion décrite par Suétone, une dimension médicale, ou plutôt qui la transporte dans un domaine différent.

L’idée se renforce d’une référence à Antonin le Pieux, qui renvoie peut-être à l’Histoire Romaine de Dion Cassius : «Quadratus dit que ce prince mourut vieux, que sa mort fut très douce et semblable au sommeil le plus paisible.» (8) Là non plus, aucune référence à un quelconque contexte médical ; en outre, Dion Cassius n’utilise ni le terme euthanasia, ni un dérivé.

Bien que Bacon utilise le terme euthanasia pour décrire la façon dont le médecin devrait soulager les souffrances des patients incurables, aucun des exemples qu’il a pris jusque-là ne fait état de la prise de médicaments ou de substances propres à hâter ou à faciliter le trépas ; l’exemple d’Épicure, on va le voir, est à ce titre tout à fait ambigü. On trouve en effet chez Diogéne Laërce le récit des derniers jours du philosophe :

« Il est mort d’une rétention d’urine causée par la pierre, comme le dit Hermarque dans ses lettres, après une maladie qui a duré quatorze jours ; Hermippe raconte alors qu’il entra dans une baignoire d’eau chaude, demanda du vin pur et l’avala. » (9)

La façon dont Bacon relit cette tradition est intéressante ; la mort d’Épicure est tenue pour similaire en quelque manière à celle d’Auguste et d’Antonin, en premier lieu ; son cas se révèle désespéré, ensuite ; et son acte ressemble à celui d’un médecin qui soulagerait les souffrances de son malade en attendant sa mort. Sur le premier point, on voit que la mort d’Épicure, consécutive à des calculs, au terme de quatorze jours de souffrance, ne ressemble en rien à celle des deux empereurs ; sur le second, il n’existe aucune mention de la présence d’un médecin qui aurait, soit donné un diagnostic, soit discuté avec le philosophe de ses chances de guérison. Et c’est bien Épicure lui-même qui espère précipiter son décès tout en réduisant sa douleur par l’action conjuguée du vin et du bain chaud. Ici non plus d’ailleurs, on ne trouve pas d’occurence du mot euthanasia ou de l’un de ses dérivés.

Une idée de la bonne mort

On voit que Bacon élabore sa propre représentation de l’euthanasie sur des exemples fort différents entre eux, qui renvoient à des situations distinctes ; dans aucun des cas, on n’a affaire à ce que l’auteur entend, ou à ce que nous entendrions, par euthanasia. En tout état de cause, notre conception actuelle de l’euthanasie, si elle ne s’identifie pas totalement à la définition de Bacon (car elle intègre aussi les cas d’eugénisme), lui est définitivement redevable du lien qu’il établit entre bonne mort et mort sans douleur, d’une part, et entre bonne mort et mort médicalisée, d’autre part. La recherche dans le corpus grec ou latin du mot euthanasia, ou de ses dérivés, apporte bien quelques résultats, mais nous allons voir qu’aucun des usages antiques du mot ne correspond tout à fait à celui qui serait le nôtre. A contrario, si l’on trouve dans l’Antiquité des exemples de ce que nous appellerions euthanasie au sens moderne, ils ne sont jamais ainsi dénommés. Certes, on pourra se demander si Bacon a construit un concept entièrement nouveau, moderne, et en partie inspiré d’un passage de l’Utopia de Thomas More. Mais rien ne l’obligeait alors à reprendre un mot déjà existant ; il n’était pas rare à cette époque de construire des néologismes construits sur des racines grecques ou latines.

Le mot euthanasia et ses dérivés, tels que l’on peut les trouver dans les textes grecs et latins, renvoient bien à l’idée d’une mort bonne, ou noble, mais ils ne sont jamais employés dans le sens moderne. Cassandre, chez Eschyle (10), appelle de ses voeux un trépas euthnésimos, son sang s’écoulant sans douleur, et la tuant en douceur ou facilement ; mais c’est le désespoir, et non la maladie, qui en est la cause. Plus souvent, l’euthanasia est la belle mort qui couronne une bonne vie, longue et vertueuse, de façon adéquate, sans regrets et sans ennemis (11). On trouve aussi l’idée que l’on puisse préférer un certain type de mort plutôt qu’un autre, et cette mort préférable est nommée une euthanasia, mais il s’agit surtout d’éviter le déshonneur (12). La notion d’absence de douleur est donc parfois présente dans les usages antiques du mot ; mais elle est bien moins importante que les idées de vertu ou d’honneur. Surtout, elle n’est jamais évoquée dans un contexte médical.

On trouvera, dans plusieurs textes antiques, des allusions ou des références à ce que nous serions susceptibles d’appeler euthanasie, qu’il s’agisse de supprimer des vies dans l’intérêt de la société, ou de décisions de mourir pour mettre fin aux souffrances d’une maladie incurable. Élien et Strabon rapportent que les vieillards de Cos qui se trouvaient inutiles se suicidaient par le poison au cours d’un banquet (13); nous retrouverons cet exemple à propos de Thomas More. A Sparte, l’élimination des enfants jugés trop faibles était courante, et imposée par la Cité (14). Même idée chez Platon, qui va beaucoup plus loin d’ailleurs en affirmant que le médecin doit aider la société à se débarrasser de toutes les âmes injustes, ou trahies par un corps trop faible (15); Aristote aussi envisage cette possibilité dans ses Politiques (16).

Les exemples de mort volontaire, par refus de la maladie, sont nombreux dans l’Antiquité, et surtout dans la période romaine. Outre l’exemple très influent d’Épicure, déjà cité, la tradition retient Gorgias, Hadrien ou Marc Auréle, pour ne citer que les plus célèbres. Platon lui-même, malgré son interdiction célèbre du suicide, dans le Phédon (17), semble bien vouloir l’admettre, dans certaines situations désespérées, dans les Lois (18). Encore une fois, le mot euthanasia n’apparaît jamais dans ces passages.

On le voit, la signification que donne Bacon au mot euthanasia, peut être rapprochée de réalités existant déjà dans l’Antiquité, même si elles ne sont pas nommées ainsi. La façon dont Thomas More, dans L’Utopie, envisage l’assistance au suicide des vieillards ou des grands malades comme une des missions de la société idéale, et dont Bacon a pu s’inspirer, est en un sens plus proche des traditions antiques :

« Si quelqu’un est atteint d’une maladie incurable, ils cherchent à lui rendre la vie tolérable (...) Mais lorsque à un mal sans espoir s’ajoutent des tortures perpétuelles, les prêtres et les magistrats viennent trouver le patient et lui exposent qu’il ne peut plus s’acquitter d’aucune des tâches de la vie, qu’il est à charge à lui-même et aux autres, (...) et qu’obéir aux conseils des prêtres, interprètes de Dieu, c’est agir le plus pieusement et saintement.» (19)

La délibération commune sur l’opportunité d’une telle mesure, et la publicité des débats, rappellent plutôt l’histoire des vieillards de Cos ; mais surtout, c’est l’importance du groupe par rapport à l’individu qui renvoie à une conception qui ne semble pas être celle de Bacon, lui qui ne parle que de la relation privée entre le malade et le médecin.

Bien d’autres aspects de ce passage de l’Utopie mériteraient d’être étudiés ; mais ce qui nous intéresse ici c’est de voir que la conception de l’euthanasie que décrit Bacon ne lui vient pas de More. Celui-ci semble bien plutôt préoccupé de développer un sens nouveau, qui recoupe par endroits des usages ou des réalités existantes, mais qui constitue une signification originale. On pourrait alors essayer de voir ce qui détermine l’apparition de cette notion dans la pensée de Bacon, et donc ce qui en conditionne le sens.

Ambiguïté face à la mort

Si la conception de l’euthanasia exterior exposée par Bacon dans Du Progrès et de la Promotion des Savoirs lui est originale, pourquoi et à quelle occasion en vient-il à la constituer? On sait que l’auteur veut promouvoir une réforme des sciences qui soit à la fois dans la continuité du modèle antique et médiéval de recherche de la vérité, et en rupture par rapport à ses méthodes dépassées. La médecine doit elle aussi changer, et Bacon lui adresse plusieurs reproches ; par dessus tout, il accuse les médecins d’abandonner beaucoup trop vite les patients à leur sort, au lieu de chercher à perfectionner leurs connaissances sur les maladies et les moyens de les soigner :

« Les décrets de Sylla et des Triumvirs n’ont jamais condamné à mort autant de personnes que les médecins par leurs édits pleins d’ignorance. » (20)

Dans la suite de cette argumentation, Bacon semble envisager les égards dus au mourant comme faisant partie de la mission des soignants :

« A mon sens, ils devraient au contraire à la fois perfectionner leur art et apporter du secours pour faciliter et adoucir l’agonie des souffrances de la mort. » (21)

L’Euthanasia Exterior aurait surtout le sens d’un accompagnement du patient au-delà des quelques soins prodigués à l’époque. Mais un problème, et de taille, demeure : celui de savoir ce que le médecin doit faire «après que la maladie a été jugée désespérée» (22). Si l’on en croit le premier argument, affirmer qu’il n’y a plus d’espoir, ce serait une renonciation due à l’ignorance et à la paresse; d’un autre côté, à quel moment faut-il renoncer à soigner pour se contenter de réduire la douleur en attendant le trépas? Et qui doit juger de la situation, le médecin ou le malade ?

La signification moderne du terme euthanasie, qui s’élabore dans le projet de réforme de la connaissance de Bacon, trouve bien son origine lexicale dans l’Antiquité ; mais le sens que lui donne Bacon est tout à fait spécifique. Rapprochant plusieurs traditions (on parlera de mélange plutôt que de synthèse), il en fait la recherche d’une mort sans douleur lorsque tout espoir de guérison a disparu. Par là, et c’est un point capital, la notion est définitivement ancrée dans le domaine médical, ce qui n’était pas du tout le cas dans l’Antiquité. Les traditions invoquées pour expliquer le mot semblent plus choisies par association d’idées que par un effort précis pour découvrir le sens profond d’une notion, ou d’une pratique, ancienne. On pourrait en ce sens dire que Bacon reprend un mot qui existe, et qui n’est pas sans rapport avec ce dont il veut parler, pour le retravailler à son gré; non sans toutefois renoncer à invoquer une tradition glorieuse, qui ne peut que faire bon effet dans un ouvrage adressé à des intellectuels que le thème a toujours séduits.

On ne peut toutefois lire cette reconstruction lexicale sans se demander si le résultat est tout à fait cohérent : le terme ne risque-t-il pas de ne plus rien vouloir dire, à vouloir trop signifier? On aurait en ce sens raison de dire que le terme d’euthanasie recouvre des réalités fort distinctes, trop hétérogènes pour être pensées ensemble. Plus profondément, on serait conduit à renoncer au terme pour montrer que ce à quoi l’on a à faire aujourd’hui, ce n’est pas de l’euthanasie, mais ou bien de la mort volontaire, ou bien de la suppression de la douleur ; et, de ce point de vue, le fait que Bacon ne parle que de faciliter le trépas, et jamais de le hâter, rapprocherait davantage sa position de ce que nous appellerions aujourd’hui les soins palliatifs. En tous les cas, la notion d’euthanasie ne paraît tout à fait claire, ni dans les traditions dont Bacon veut la tirer, ni dans la définition qu’il en donne, ni dans les représentations qu’elle a suscitées. Cette ambiguïté face à la mort est certainement celle de toute la modernité ; elle est aussi, en dernière analyse, la nôtre.

 

Notes :

(1) L’auteur parle d’euthanasia exterior, par opposition à une euthanasia interior, qui serait la préparation de l’âme à la mort ; ce théme était trés célébre à l’époque moderne, cf. à ce sujet M. Vovelle, Mourir Autrefois, Paris, éd. Archives Gallimard Julliard, 1978, ch. 3.

(2) Francis Bacon, Du progrès et de la Promotion des Savoirs, 1605, tr. Michèle Le Doeuff, Paris, Gallimard, 1991. L’ouvrage De Augmentis Scientiarum, que l’on considère souvent comme le premier texte où Bacon parle de l’euthanasia, est une traduction latine très remaniée, publiée en 1623, de cet ouvrage initialement écrit en anglais.

 

(3) Francis Bacon, op. cit. , p. 150.

(4) Id.

(5) Id. Les mots entre crochets figurent dans l’original.

(6) Suétone, Vies des douze Césars, tr. Henri Ailloux, Paris, Folio Classique, 1975, p. 162.

(7) Bien que visiblement d’usage tardif, le mot existe bien dans le corpus antique ; il n’est donc pas inventé à l’époque moderne, ni par Bacon ni par un autre.

(8) Dion Cassius, Histoire Romaine, LXX, 3, tr. Gros, Boissée, Paris, F. Didot, 1867 ; voir aussi Histoire Auguste, Julius Capitolinus, Antonin le Pieux, ch. 12.

(9) Vies et doctines des Philosophes Illustres, X, 15, Livre de Poche, 1999, p. 1249 ; voir aussi Anthologie Palatine, 7, 106, et Cicéron, De Finibus, 2, 96.

(10) Eschyle, Agamemnon, v. 1293.

(11)Cf. par ex. Ménandre, Kock, CAF, III, p. 341 = Stobée, Flor. 3, 475, et Posidippe, fr. 16

(12) Cf. par ex. Flavius Joséphe, Ant. Jud. , 9, 4, 5, et Cicéron, Ad Atticum, XV, 20 et XVI, 7.

(13) Élien, V.H. III, 37, et Strabon, X, 5, 6.

(14) Plutarque, Lycurgue, 16, 1

(15) Platon, République, 459e-460a ; voir aussi 461b-c.

(16) Aristote, Politiques, VII, 16, 1335b.

(17) Phédon, 61c-62c.

(18) Lois, 873c.

(19) Thomas More, L’Utopie, tr. Marie Delcourt, Paris, GF, 1987, p. 191.

(20) Francis Bacon, op. cit. , p. 150.

(21) Id, p. 151.

(22) Id, p. 151.