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Faire ce qu’il y a à faire
"Quelques jours plus tard, un lundi matin, je suis rappelé au domicile de monsieur M. Sa femme me dit qu’il refuse de s’alimenter depuis trois jours, tout juste accepte-il de boire. Son état général s’est terriblement aggravé. Visiblement il a décidé d’en rester là."
Par: Bruno Fron, Médecin généraliste, Paris /
Publié le : 03 Février 2015
Un long chemin nous aura conduit jusqu’à ces jours extrêmes. Depuis plusieurs années, interventions chirurgicales, cures de chimiothérapie en plusieurs lignes, aplasies médullaires entrecoupées de rémissions encourageantes ont rythmé la vie de cet homme élégant au sourire discret mais toujours accueillant. Un combat quotidien, une volonté sans failles.
Aujourd’hui trop c’est trop, il n’en peut plus. Avec le réseau de soins palliatifs à domicile nous avons négocié sans succès une transfusion. Monsieur M. est découragé, un peu confus. Je m’approche de son lit. Il semble très préoccupé. Angoissé.
— Où en êtes-vous ? Que voulez-vous ?
— J’ai peur de ne pas y arriver.
— Y arriver ? Où voulez-vous aller ?
— Le livre. Je ne vais pas pouvoir le terminer.
C’est alors que sa femme m’explique qu’il rassemble depuis plusieurs mois des souvenirs de famille avec le projet d’en faire un livre.
— Je comprends. Peut-être qu’une transfusion vous redonnerait quelques forces pour mener à bien ce projet.
— Si vous le dites, pour le livre je veux bien essayer.
Il recevra deux culots de globules en hôpital de jour. Quelques forces pour la route. Au rythme de deux à trois visites par semaine nous avons géré avec le réseau les problèmes de douleur. Une équipe de soins à domicile veillant avec grande attention et ponctualité aux soins corporels si bien que le livre semblait avancer.
Un matin me présentant à son domicile je trouve monsieur M. pâle, très fatigué, mais bien assis sur un fauteuil alors que ces derniers temps il était toujours dans son lit.
— Voilà docteur c’est bon, nous avons réussi.
— C’est alors qu’il me présente un livre très joliment relié. Son épouse faisant de la reliure, elle avait mis tout son savoir-faire et sans doute bien plus que sa compétence pour relier cet ouvrage en un temps record.
— Vous pouvez l’ouvrir si vous voulez.
Feuilletant au hasard les pages de ce document je me retrouve à la dernière page où je peux lire : « Il est des moments dans la vie où l’on ne peut pas ne pas remercier... ». Suit alors la liste d’une multitude de personnes nommées affectueusement. Un hymne à la vie et aux êtres chers.
Je gère les affaires courantes, les ordonnances à renouveler et prends congés pour continuer ma tournée de visites à domicile.
Quelques jours plus tard, un lundi matin, je suis rappelé au domicile de monsieur M. Sa femme me dit qu’il refuse de s’alimenter depuis trois jours, tout juste accepte-il de boire. Son état général s’est terriblement aggravé. Visiblement il a décidé d’en rester là. Je me sens totalement impuissant. Mes bonnes paroles d’encouragement ou la menace d’une perfusion s’il continuait à ne pas s’alimenter semblent dérisoires. Je connais assez bien cet homme pour savoir qu’il fait toujours ce qu’il dit. Ce n’est pas pour me rassurer. Encore moins pour me faciliter la tâche.
J’essaie de m’en sortir en prescrivant des compléments alimentaires que son épouse pourrait lui proposer à la demande. J’ai bien conscience de la légèreté de mes conseils. Que faire de plus ? Je prends rendez-vous pour mercredi.
Mercredi son état s’aggrave, il continue à s’alimenter très peu. Acceptant quand même de boire. Contrairement à une période antérieure de confusion il est parfaitement présent. Je ne sais plus quoi lui dire. L’échange se fera essentiellement par des regards.
Samedi matin son épouse m’appelle. Son mari va de plus en plus mal. Il veut me parler. Je lui propose de venir vers quatorze heures après mes consultations du matin.
À quatorze heures je le retrouve très remonté, assis dans son fauteuil roulant.
— Docteur vous voyez dans quel état je suis ! J’avais peur de ne pas arriver à finir mon livre. Nous y sommes arrivés. Maintenant ça suffit, je ne veux pas trainer plus longtemps dans cet état. C’est indigne. Je n’en peux plus, je ne me supporte plus. Faites ce que vous avez à faire.
— Faire ce que j’ai à faire ?
— Oui je vous en prie, il faut en finir. Je vous ai appelé pour ça. Vous comprenez ?
En finir ? En effet, il ne lui reste plus que la peau sur les os. Comment faire ? Que répondre à un homme que je connais depuis plus de quinze ans ? Un homme qui tout en étant très doux a toujours été responsable et battant.
— Monsieur, dans la situation qui est la vôtre, je peux comprendre votre demande. Mais je vous demande de comprendre que je ne suis pas venu pour ça.
Silence. Sa femme qui était dans le salon nous rejoint dans la chambre.
— Docteur, vous voulez un café ?
— Oui merci, avec plaisir.
Nous nous retrouvons seul, lui et moi attendant le café.
— Dans votre vie vous avez dû faire beaucoup de choses lors de vos missions à travers le monde ? Des situations contrastées.
— J’ai fait ce que j’avais à faire. Ma femme aussi. Vous avez vu comme elle est magnifique ! Ensemble on a fait ce qu’on avait à faire.
Il me parle de ses voyages à travers le monde à la recherche du pétrole. Sa femme revient vers nous avec sur un plateau trois tasses de café.
— Je vous sers docteur ?
— Vous nous avez préparé un café. Je vais faire ce que j’ai à faire, je vais le boire.
Monsieur M. se redresse en m’entendant dire « faire ce qu’il y a à faire », un sourire mêlé d’une grande tristesse dessine son visage décharné. Il accepte la tasse que lui propose sa femme. Nous restons quelques instants en silence à boire cet excellent café. Un siècle.
Je renouvelle une ordonnance de morphine sublinguale qui semble convenir pour la douleur. Je signe la feuille de soins. Parti en vacances comme cela était prévu de longues dates, je recevrai un message de son épouse quarante-huit heures plus tard pour me dire que son mari s’était endormi dans la nuit de dimanche à lundi dans son lit.