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Fin de vie des AVC graves : peut-on décider du handicap inacceptable ?
"Peut-on définir ce qu’est un pronostic neurologique « catastrophique » ou un handicap « inacceptable » ? Comment décider, au-delà de l’incertitude pronostique, si la qualité de vie prédite pourrait être compatible avec les valeurs et les souhaits éventuels du patient ?"
Par: Sophie Crozier, Neurologue, praticien hospitalier, CHU Pitié-Salpêtrière, AP-HP, EA 1610, université Paris Sud /
Publié le : 03 Février 2015
Des vies qui ne valent pas « la peine d’être vécues » ?
La gravité de certains accidents vasculaires cérébraux (AVC) et le risque de séquelles majeures amènent parfois à discuter du bénéfice de traitements qui pourraient n’avoir d’autre effet que celui de prolonger artificiellement la vie. Des décisions de limitation et arrêt des thérapeutiques (LAT) sont ainsi prises chez ces patients quand le pronostic apparaît particulièrement défavorable.
L’argument plus ou moins explicitement avancé dans la littérature médicale pour justifier une LAT est celui d’un pronostic neurologique jugé « catastrophique » ou sans espoir. Derrière cette notion de pronostic catastrophique se profile souvent celle d’un handicap qui pourrait être inacceptable ou d’une « vie qui ne vaudrait plus la peine d’être vécue ». Or, décider de ce que pourrait être un handicap inacceptable pour un patient, surtout pour une décision médicale de fin de vie, suscite de nombreuses questions éthiques. Peut-on définir ce qu’est un pronostic neurologique « catastrophique » ou un handicap « inacceptable » ? Comment décider, au-delà de l’incertitude pronostique, si la qualité de vie prédite pourrait être compatible avec les valeurs et les souhaits éventuels du patient ? Existe-t-il des vies qui ne valent pas « la peine d’être vécues » ? Quelles sont les conséquences de tels choix au niveau sociétal ?
La prédiction du handicap et plus encore celle de la qualité de vie est difficile à établir, en particulier du fait de l’incertitude du pronostic neurologique, mais aussi de la représentation du handicap. Si nous disposons aujourd’hui d’un certain nombre de critères pronostiques cliniques et radiologiques particulièrement utiles, certains manquent de fiabilité et de reproductibilité et sont insuffisants pour prendre des décisions graves de LAT. À l’incertitude du handicap « séquellaire » s’ajoute celle, encore plus grande, de la qualité de vie future. En effet, le lien entre handicap et qualité de vie est complexe : la qualité de vie perçue par des observateurs extérieurs d’un handicap sévère est le plus souvent bien moins bonne que celle que le patient rapporte. Cette différence entre handicap perçu et handicap vécu, connue sous le terme de « Disability paradox », souligne à la fois les capacités d’adaptation des patients à des handicaps même très sévères, mais aussi les difficultés pour des personnes extérieures de se représenter la qualité de vie d’autrui. De plus, comme certaines études l’ont montré, ces représentations dépendent de facteurs aussi variables que l’âge, la religion, l’expérience, ou encore l’éventuel surmenage et la personnalité pessimiste ou optimiste du médecin.
Mieux guider ces décisions complexes
Or ces différentes croyances et projections peuvent déterminer certaines décisions médicales comme celle de ne pas entreprendre de réanimation (traitement jugé futile), conduisant alors au décès du patient et confirmant ainsi la croyance initiale d’un « mauvais pronostic ». Ces prophéties autoréalisatrices bien démontrées en réanimation sont également avérées en cas d’hémorragie cérébrale. Elles invitent à une certaine prudence car elles peuvent être à l’origine de décès injustifiés.
Enfin, vouloir définir, en particulier de manière collective ce que pourrait être un « handicap inacceptable » peut être dangereux car cela conduit à une certaine hiérarchisation des vies humaines.
Pour conclure, ces décisions de LAT dans les situations d’AVC grave nécessitent une grande prudence et une évaluation au cas par cas qui engage la responsabilité médicale. Une réflexion éthique dans cette prise en charge est indispensable car il ne s’agit ni de poursuivre des traitements devenus futiles et de s’engager alors dans l’obstination déraisonnable, ni de limiter des traitements sur des « croyances pronostiques » pouvant conduire alors à des prophéties autoréalisatrices. L’amélioration des connaissances pronostiques des AVC graves ainsi que des biais décisionnels, la recherche des valeurs et souhaits des patients, et l’application de la loi du 22 avril 2005 devraient permettre de mieux guider ces décisions complexes.