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La démarche éthique comme démarche de cohérence

"La nutrition consiste à valider des apports protéino-énergétiques suffisant, c’est indéniable, mais, il ne s’agit pas uniquement de nourrir, il est aussi question d’inviter au plaisir et à la convivialité, avec équité. Ainsi le problème de dénutrition peut avoir une entrée culturelle, économique, médicale, physiologique, mais également éthique"

Par: François Berger, Directeur d’EHPAD /

Publié le : 15 Décembre 2015

Plusieurs plans Nationaux et recommandations de bonnes pratiques suggèrent de reconnaitre la dignité des personnes accompagnées en toutes circonstances, mêmes les plus dégradées.
Mettre en œuvre une démarche de réflexion éthique devient donc l’occasion de lutter contre les maltraitances et d’afficher une saine unité, y compris dans le fait de punaiser à l’entrée des structures les chartes de la personne dépendante ou malade…, suggérant plusieurs approches de l’égalité.
Professionnel du secteur médico-social depuis plus de 20 ans, j’ai eu l’occasion d’être formé, reformé, déformé puis réformé car en décalage avec la réalité économique. Je me retrouvais situation de « handicap, social », dans l’incapacité de cerner précisément ce que l’on attendait de moi.
Heureusement, mon chemin a croisé celui de nombreuses personnes, personnalités, m’interrogeant au plus profond de ma malhonnêteté quotidienne sur ce qui de ma compétence ou de mon incompétence servait au mieux les personnes avançant en âge ou en situation de handicap.
Bien sûr, je n’ai pas trouvé la réponse immédiatement, mais ils m’ont mis, Patrick, Michel (s), Emmanuel, sur la voie du bon sens, fondé sur la recherche de l’adéquation de notre offre de soin aux attentes, besoins et droits des citoyens accueillis et accompagnés.
Le plus important dans cette relation d’aide n’était plus de définir ce qui est bon pour l’autre, de préférence sans lui, mais de lui poser la question et d’attendre l’expression verbale de ses désirs, ou de chercher à plusieurs comment comprendre les manifestations non verbales de ses refus. Dans cette relation je n’étais donc pas le plus important des deux ; l’autre a le droit d’exister dans ses choix, dans ses droits, dans sa culture, dans ses habitudes, rythmes, goûts et dégoûts. Cette découverte qui prête à sourire, m’a permis de comprendre que nous ne sommes pas toujours le bon soignant que nous croyons être…
 
Alors, en EHPAD, fier défenseur de la Loi 2002-2 qui « place l’usager au cœur du dispositif », je me suis mis à espérer que nous allions répondre aux attentes, besoins et droits en construisant, collectivement, un cadre reposant sur des valeurs Républicaines sans cesse interrogées.
 
Commençons par l’accueil :
Madame Monsieur, bonjour, pourriez-vous me faire part etc…
Les réponses sont souvent précises, les habitudes de vie décrites et nous nous engageons à construire un réel projet de vie individualisé, personnalisé, négocié avec le résident ou son représentant légal.
Comme indiqué dans les chartes, comme précisé dans les Lois, nous devons respecter les choix et favoriser l’autonomie, tout en tenant compte des valeurs chères à notre République : Pourriez-vous me parler de vos attentes ? Quelles sont vos habitudes de vie ? Que mangez-vous ?
Bien souvent, la réponse fournie est : pommes de terre, haricots blancs, haricots verts, pâtes, choux, lentilles, carottes, poireaux, pommes… Nous proposons de respecter, autant que possible, cette dizaine de composantes, ce qui rend notre collectivité conforme aux fondements de la Loi 2002-2.
Mais, les plans, commissions, recommandations nutrition et décret de lutte contre la dénutrition nous suggèrent, à juste titre, de diversifier l’alimentation pour lutter contre la dénutrition…en passant à 10 (2 fois 5 composantes par jour) soit 100 composantes sur 10 jours.
Nous appliquons ces règles et servir du blé, du boulgour, du quinoa, des betteraves, du riz, des concombres etc… Lors du service, les soignants s’entendent reprocher le non-respect de l’engagement initial, les résidents précisant que le blé est pour les poules, les concombres sont des cornichons, les betteraves sont pour les cochons et les topinambours ont été consommés en trop grande quantité pendant la guerre…
La diversification présente parfois un risque important de dénutrition, celle contre laquelle nous sommes censés lutter, en augmentant considérablement les déchets que nous sommes désormais contraints de réduire, tout en nous écartant un peu plus, chaque jour, de la relation honnête et respectueuse attendue par nos convives.
Chaque acteur de la règle a raison de promouvoir son approche, mais, collectivement, cela produit de la surcomplexité qui ne sert pas directement les résidents. Les conséquences en sont nombreuses et très onéreuses : déshydratation, dénutrition, perte de masse musculaire, risque de chute, de problèmes cutanés, d’escarre. Elles sont également dramatiques du point de vue de la dignité de la victime. Une telle situation indigne souvent les soignants, interrogatifs et dubitatifs face à une situation quotidienne dégradante, les interrogeant sur leur propre relation à leurs rôles professionnels et sur la nature des décalages entre l’éthique et la norme, entre les êtres et les situations. Ils ne comprennent plus comment ils ont pu en arriver à avoir une image aussi dégradée d’eux-mêmes lorsqu’ils travaillent.
La nutrition consiste à valider des apports protéino-énergétiques suffisant, c’est indéniable, mais, il ne s’agit pas uniquement de nourrir, il est aussi question d’inviter au plaisir et à la convivialité, avec équité. Ainsi le problème de dénutrition peut avoir une entrée culturelle, économique, médicale, physiologique, mais également éthique, car la dignité, l’équité, l’humanité l’autonomie etc… passent probablement par l’enjeu de l’assiette, mais surtout, par les relations humaines jouées au moment du service.
 
Une démarche de réflexion éthique peut être un enjeu de cohérence qui aide les professionnels à élaborer ensemble de nouvelles façons d’être et d’agir pour autrui, selon son rythme, sa réalité, sa culture. L’ensemble des équipes rencontrées à ce sujet émet de profonds doutes en expliquant que la bientraitance, la bienveillance, le bien faire etc…sont valables quelle que soit l’entrée choisie, mais que tout choix est un renoncement. Pour des raisons éminemment légales, les renoncements actuels sont ceux du sens et des valeurs.
 Les risques psycho-sociaux ou socio-organisationnels ne sont-ils pas liés à une surenchère normative pensée isolément pour le bien d’autrui, sans lui, et aux obligations qu’ont les équipes d’appliquer des règles contraires et parfois immorales ?
 
La démarche de réflexion et le questionnement éthique partent de l’interrogation personnelle, puis, collective inhérente à la problématique de qui suis-je dans ma manière d’habiter mon statut, ma fonction, mon rôle professionnel dans une multitude de systèmes n’interagissant plus autour de valeurs, mais en fonction de normes. Si la liberté permet à l’homme de faire ce qui ne nuit pas aux droit d’autrui, pourquoi être tenté de réduire une personne avançant en âge à une somme de pertes et de déficits rapportant la question du sens à la fréquence conflictuelle du service des pommes de terre tant attendues ?
 Peut-être parce que la question technique prend parfois le pas sur la question éthique et, peut- être, parce qu’il est désormais plus grave d’être en décalage avec la règle que de méconnaitre le sens de la liberté, de l’égalité ou de la fraternité.