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La mobilisation associative en cas de pandémie grippale : utopie ou réalité ?
Par: Pascal Dreyer, Membre du Conseil handicap, vieillesse, dépendance /
Publié le : 26 Mars 2009
On compte en France 1 100 000 associations qui réunissent 12 millions de bénévoles. Quatre millions de ces derniers constituent le noyau dur des membres actifs, engagés au quotidien dans l’activité de leur association. A leur côté, 1 720 000 salariés accompagnent le déploiement des associations les plus importantes, souvent constituées en réseau[2]. Les associations sont actives dans l’ensemble des domaines de la vie sociale : santé, social, culture, éducation, sports, loisirs mais aussi économie sociale et solidaire. Au-delà du statut de la loi 1901 qui les définit (des hommes et des femmes de bonne volonté réunis autour d‘une cause et d’un projet collectif pour y apporter une réponse neuve et créative), les associations sont diverses dans les moyens qu’elles mettent en œuvre, dans les valeurs qu’elles défendent et dans leurs rapports avec le corps social et les Pouvoirs publics.
L’autre signe distinctif qui les réunit, c’est qu’elles participent largement à la cohésion sociale en faisant vivre ou en inventant les formes nouvelles du lien social dont les sujets autonomes et individualistes que nous sommes devenus ont besoin pour continuer de vivre ensemble. Avec leurs bénévoles, elles sont comme autant de « sentinelles » dont la spécificité est de veiller et d’agir. C’est dans ce double mouvement d’observation et de plongée au cœur de la vie sociale la plus quotidienne que bénévoles et salariés des associations tissent le lien social souvent mis en mal entre ceux qui sont encore des acteurs au sein du collectif et ceux qui ne le sont plus, que se soit de manière temporaire (exclusion, chômage, ruptures de la vie) ou durable (handicap, maladie, etc.). En phase de crise (sociale, sanitaire, etc.), leur rôle auprès des populations démunies a toujours été essentiel, autant pour faire face aux situations de détresse que pour construire le retour à la normale.
Depuis près de deux ans, la crise économique et financière mondiale rend ce rôle plus important encore, mais aussi plus précaire. Pourra-t-il être maintenu en cas de crise sanitaire majeure ? Quel positionnement adopteront les associations en cas de survenue d’une pandémie grippale ? Sont-elles suffisamment informées et préparées à cette éventualité ? Quels sont les freins et les leviers à leur implication dans la gestion d’une telle crise ? Quels sont enfin les enjeux éthiques de leur réflexion et de leur engagement ? Pour répondre à ces questions et dans le but de dresser un premier état des lieux de la perception des associations françaises face au risque de pandémie grippale, le groupe « Bénévolat et pandémie[3] » de la Plate-forme Veille & réflexion « Pandémie grippale, éthique, société », / Université Paris-Sud 11 a initié une enquête sur ce thème dont les résultats ont été rendus courant 2008[4].
Une première : interroger les associations sur leur engagement dans une crise sanitaire majeure
Administrée entre décembre 2007 et février 2008, l’enquête dont le questionnaire a été rédigé par les membres du groupe de travail était constituée de deux volets afin de répondre à la diversité associative et se tenir au plus près de la réalité du terrain. Elle a été administrée par Recherches et solidarités[5].
Le premier volet, qualitatif, a permis d’interroger lors d’entretiens semi-directifs 65 responsables de grandes associations constituées en réseau. Quarante-cinq d’entre eux étaient des salariés, vingt des bénévoles ayant des responsabilités au sein des instances dirigeantes des associations.
Le second volet, quantitatif, a été intégré à la troisième vague d’enquête réalisée auprès des responsables associatifs (Opinion des responsables associatifs, ORA) sous la forme de 5 questions. Le panel représentatif de l’ORA 2008 était de 1401 réponses. 926 dirigeants associatifs ont répondu aux 5 questions concernant le rôle et les interventions de leur association en cas de pandémie[6].
Les réponses apportées par les responsables associatifs des niveaux nationaux, départementaux et locaux ont permis de classer les associations sous trois profils aux comportement distincts à l’égard des crises et de l’urgence.
Le premier profil réunit sous l’appellation urgentistes les associations pour qui la gestion de crise est une mission intégrée à leurs activités courantes. Elles en possèdent l’expédience et les outils. Ces associations œuvrent dans les champs de l’humanitaire, de la santé et du social, parfois de l’environnement.
Le second profil décrit les associations qui seront potentiellement concernées et impactées dans leur activité propre par une pandémie. On pense ici à l’immense champ des associations qui ont pour mission l’entraide et le service aux personnes.
Le troisième profil est celui des associations a priori non concernées, mais potentiellement volontaires. Leur domaine d’intervention les éloigne de la problématique mais leur philosophie d’action, leurs réseaux et leur rôle social peuvent en faire des acteurs clés dans la gestion de la crise : sports, jeunesse, loisirs, éducation populaire.
Cet article détaille les principaux enseignements de cette enquête et dégage les premiers questionnements éthiques identifiés, à la lumière de nos propres questionnements suite au surgissement de la grippe A/H1N1v au Mexique en avril et mai 2009, et à sa diffusion mondiale.
Niveaux de conscience, d’information et de préparation des associations françaises
« Une enquête est nécessaire à ce stade ?... c’est inquiétant ! » La réaction des responsables interrogés (hors ceux travaillant dans des associations dites urgentistes) est sans appel : l’objet même de l’enquête les a décontenancés. Nul doute qu’après la récente apparition du virus de la grippe A/H1N1v au Mexique, ils le seraient moins. Mais entre décembre 2007 et février 2008, le risque épidémique parait loin. Le souvenir du SRAS s’est affaibli et aucune récente catastrophe sanitaire sur le territoire n’ayant eu lieu, les responsables associatifs n’ont pas eu l’occasion d’y penser, que se soit à titre professionnel ou personnel.
L’enquête les a donc déconcertés et a provoqué aussitôt une demande d’information : « S’il y a une enquête, c’est que le risque est réel. On devrait être informés davantage… sans s’affoler… simplement pour agir rapidement et efficacement, et pas dans la panique. » Les responsables associatifs des grands réseaux ont le sentiment de ne pas avoir accès à l’information fiable et aux interlocuteurs dont ils auraient besoin pour prendre des décisions de positionnement et formuler des réponses organisationnelles à une crise sanitaire éventuelle. Ils ne sont pas identifiés par les DDASS au niveau local et par le ministère au niveau national comme des acteurs à impliquer.
Les médias sont leur source d’information principale. Banalisée et souvent paradoxale, cette information, ne constitue pas un savoir utile : « J’ai l’information comme tout le monde… par la presse, la télévision. Mais sinon, j’en sais pas plus. » Le seul souvenir récent évoqué de crise sanitaire est celui de la vache folle. L’assimilation de cette crise passée avec un risque potentiel illustre la décrédibilisation de l’information fournie par les médias. Et la difficulté de ces responsables à prendre au sérieux une menace improbable. « La grippe, c’est comme la vache folle. On en parle beaucoup pendant un temps et puis plus rien… je pense qu’il n’y a pas trop de raison de s’inquiéter. »
Plus révélateur encore de leur état d’esprit et de leur rapport à la thématique de la pandémie : un responsable associatif sur trois n’a pas répondu aux questions de l’ORA 2008. Il ne s’agit certainement pas de déni mais du résultat de la communication globale sur le risque, peu responsabilisante car très ciblée sur les professionnels et acteurs de la santé, alors que c’est l’ensemble des acteurs sociaux qui seront concernés en cas de crise sanitaire importante. Ainsi, 96 % des responsables associatifs estiment être moyennement (41 %) ou faiblement ou pas informés du tout (55 %).
Dans les réseaux les plus informés, voire initiés (les associations dites urgentistes interlocutrices des pouvoirs publics sur la question de la pandémie grippale), une réflexion poussée avec les salariés et les bénévoles n’a été menée que dans une dizaine de réseaux, potentiellement directement concernés. Au sein de ces derniers, deux types d’actions ont été mis en œuvre :
- une information sur le risque de pandémie grippale aurait été « largement » diffusée aux bénévoles via les responsables départementaux mais sans vérification ni évaluation de son impact ;
- cette information est parfois couplée avec un « temps » de formation de 1h15 environ.
Si encore une fois on excepte les associations « urgentistes », on peut résumer la situation actuelle dans les associations et les réseaux associatifs français – car elle n’a pas du fondamentalement changer depuis l’épisode de grippe A/H1N1v malgré l’importante mobilisation nationale et internationale – à une absence complète d’information fiable et cohérente sur la thématique de la pandémie.
Cette non-information se double d’une non-curiosité à l’égard d’un sujet « inquiétant » et d’une faible conscience du risque malgré les communications de la communauté scientifique depuis 2005. Le souvenir de la grippe espagnole de 1918/1922 s’est largement effacé des mémoires de même que son impact sur les individus et la société.
Prime donc le sentiment des responsables associatifs sensibilisés par l’enquête de devoir disposer d’une information « vraie » afin de mettre en œuvre des procédures pour « faire face » : « En tant que coordonateur départemental, je souhaite vivement être informé du niveau de risque et des procédures à mettre en œuvre afin d’éviter une catastrophe avant qu’elle ait le temps d’intervenir… » Et : « Nous souhaitons être informés avec une information fiable sur la pandémie grippale : il faut réfléchir au-delà de la terreur organisée, avec une information tranquille, calme, et une plaquette pour commencer à parler aux bénévoles… »
Agir en cas de pandémie grippale : oui, mais…
Un engagement mesuré à partir de l’objet et / ou des publics de l’association
La surprise et l’inquiétude suscitées par l’enquête expliquent certainement les résultats nuancés qui concernent la volonté d’agir des associations dans un contexte de crise sanitaire et sociale. Tous secteurs confondus, les responsables associatifs sont 26 % à affirmer que leur association sera un acteur dans la gestion de la crise. Et ils sont 21 % à penser que cette gestion relève des Pouvoirs publics et de l’État. Restent 48 % d’indécis. Faut-il alors penser que 74 % des responsables associatifs pensent que leur association doit jouer un rôle, ou qu’ils sont 69 % à penser que non ?
La réflexion sur l’implication éventuelle de l’association dans la crise, se fait pour tous les responsables associatifs à partir de l’objet, de l’organisation interne et des publics cibles. Ainsi ce responsable : « Oui, on est tous concernés, car dans notre association, il y a beaucoup de personnes âgées, vulnérables que l’on doit tout particulièrement aider et accompagner dans des situations de crises, qu’elles quelles soient. » Un premier niveau d’implication dans la gestion de crise serait l’adaptation de l’activité ordinaire de l’association à un contexte nouveau et temporaire qui fragilise encore plus ses publics cibles. S’exprime ici une obligation morale et l’un des soucis majeurs des responsables associatifs qui craignent de voir ces publics vulnérables exclus des plans d’aide ou délaissés dans un contexte social d’arbitrage dans l’accès aux soins et aux médicaments. Ils savent d’expérience que les crises ne sont pas favorables aux personnes déjà à la marge dont ils s’occupent.
D’autres associations envisagent, si leurs activités cessent (qu’elles soient impossible à maintenir ou suspendues par une autorité), de se mettre au service d’autres associations ou des Pouvoirs publics pour remplir une mission d’intérêt général et ainsi contribuer à résoudre des situations difficiles suscitées par la pandémie et au maintien du lien social. Certaines estiment ainsi possible de se constituer en relais d’information sur un territoire, de distribuer des médicaments aux personnes isolées ou d’accompagner les malades.
Enfin, les associations les plus éloignées des champs de la santé, de l’humanitaire, du social, de l’éducation et de l’environnement envisagent d’agir selon « l’intensité de la crise. » Appréciation qu’il sera certainement difficile de mesurer lorsque la pandémie sera là.
Au final, l’enquête quantitative met en lumière que 87% des associations n’ont jamais évoqué dans leurs instances et / ou auprès de leurs bénévoles ce qu’elles feraient en cas de pandémie.
Une coopération impérative avec les pouvoirs publics et entre associations
Les responsables associatifs des associations environnementales, sportives et d’éducation populaire expriment ce que beaucoup pensent sans l’exprimer : leur engagement dans la gestion d’une pandémie grippale est conditionné par une coopération forte et active avec les pouvoirs publics. Seule cette articulation pourra permettre à une association d’élargir son mandat tout en restant dans son objet ou d’agir éventuellement en dehors de son objet (situation d’exception).
Mais ce désir de coopération avec les pouvoirs publics, condition sine qua non de l’agir, rappelle la conception que se fait le monde associatif des enjeux et des responsabilités lors d’une crise sanitaire. Si les associations veulent bien jouer leur rôle en temps de crise, c’est à la condition d’avoir toutes les garanties nécessaires en matière d’information fiable, de concertation avec l’ensemble des réseaux concernés, d’efficacité des actions engagées, de gestion des débordements inhérents à toute situation d’exception. Les Pouvoirs publics leur semblent les acteurs les plus aptes à apporter ces garanties et à jouer un rôle de coordination, les associations urgentistes étant légitimes à piloter les actions concrètes.
Les leviers de l’action associative en cas de crise
Plus de la moitié des associations ne sont pas affiliées ou membres d’un réseau. C’est dire la difficulté qu’il y aura à organiser la concertation et la communication de toutes ces associations à l’échelle d’un territoire si ces dernières n’ont pas été anticipées. L’enquête rappelle la structure fortement pyramidale des réseaux français. Les deux échelons doués de sens sont le national d’où proviennent les informations et qui centralise en général toutes les données « terrain », et l’échelon départemental, relais vers le local. L’échelon régional n’est pas pertinent : il a tout au plus une mission de concertation et aucun pouvoir de décision malgré sa pertinence politique grandissante.
Quatre groupes de leviers pour l’action sont identifiés par les grands réseaux associatifs :
- la centralisation des fichiers de bénévoles au niveau national qui permet de contacter l’ensemble du réseau (en majorité via intranet) ;
- une communication éprouvée tant dans sa forme que dans ses outils (Intranet, lettre d‘information interne, sms, etc.) ;
- une capacité de diffusion ciblée de l’information ;
- des moyens logistiques et techniques importants (pour agir directement ou pour des mises à disposition à des tiers), à utiliser ou à mettre à disposition.
Une interrogation : animer des équipes de nouveaux bénévoles
Sur le principe, toutes les associations sont prêtes à jouer un rôle de coordination en matière de bénévolat à l’échelle de leur territoire d’action (notamment au niveau national pour l’information et au niveau local pour l’action). On peut ainsi imaginer qu’une association, en coordination avec les Pouvoirs publics, devienne l’unique acteur de la protection de tel public ou de l’accompagnement des familles dont un parent est malade. Dans la réalité les responsables associatifs manifestent immédiatement des réticences.
Plaquant sur le temps de crise les modalités actuelles de recrutement et de validation des candidatures des bénévoles, ils soulignent l’importance de l’adhésion de tout nouveau bénévole à la vocation et à l’éthique d’action de l’association, de sa compréhension fine du projet pour la qualité de l’action.
L’entrée massive de nouveaux bénévoles dans un réseau, en temps de crise, mettrait à mal les fonctionnements habituels de l’association et vraisemblablement ses capacités de contrôle des personnes et des actions. Mais d’un autre côté, il y a de fortes chances qu’un contexte de crise impose ses propres lois et que durant un certain temps les procédures habituelles de recrutement et d’intégration des bénévoles soient suspendues au profit de procédures encadrant des actions localement et techniquement limitées. La réticence exprimée indique bien que les associations estiment que leur action doit être organisée et encadrée par un tiers possédant l’expérience de la gestion de crise.
Agir avec éthique en temps de crise : utopie ou réalité ?
Points de repères pour la réflexion
L’enquête révèle plusieurs inconnues qui doivent en nuancer toute analyse de l’attitude d’engagement des associations.
Premier point
Les positionnements des responsables interrogés dans la phase qualitative ne peuvent en aucun cas laisser préjuger des positionnements institutionnels des associations en cas de pandémie. Les responsables se sont exprimés à titre individuel et très souvent en dehors de toute réflexion préalable sur le sujet au sein de l’association.
Second point
L’ensemble des personnes consultées ont une perception encore « imaginaire » de ce que serait une situation de crise liée à une pandémie et des risques de contagion et de mort, tant pour elles-mêmes que pour les bénévoles qui pourraient être amenés à jouer un rôle auprès des malades ou des familles isolées. Ces risques sont minimisés ou exagérés mais ne prennent pas encore place dans une réflexion informée et construite.
Troisième point
La date de survenue de la pandémie étant imprévisible, les associations auront-elles le temps de remonter leur faible niveau d’information en matière de pandémie, de créer les cadres de gestion de l’urgence et de diffuser massivement à leurs réseaux et aux associations qui y seraient agrégées l’information utile. Derrière cette question de l’information des associations se profile évidemment celle de l’information de l’ensemble de la société civile. Savoir sans céder à la panique par défaut de vision, est certainement un des enjeux éthiques majeurs de la préparation des associations et de leurs bénévoles à une crise sanitaire.
Quatrième point
La littérature décrivant l’impact d’une crise sanitaire sur une société met en lumière la saturation et la mise en échec du système de soins ainsi que la désorganisation sociale qui s’ensuit[7]. Comment les associations feront-elles face à cette désorganisation et jusqu’où ? Comment et avec quelles garanties pourront-elles servir de relais aux structures publiques ? Dans quels champs de compétences ? Comment articuleront-elles leur action avec celle des Pouvoirs publics ? Autant de questions auxquelles ne peuvent pas répondre les responsables associatifs faute d’avoir été pris dans les concertations locales sur le sujet et donc d’avoir acquis un certain savoir et une certaine maturité sur ce sujet.
Enjeux éthiques pour les associations
Le travail sur les résultats de l’enquête a permis d’identifier trois champs prioritaires de réflexion éthique pour les associations.
Premier champ
La vocation de l’association est au cœur de sa réflexion éthique. Elle définit et prend ensemble les personnes bénéficiaires, l’action qui s’adresse à elles, les moyens mis en œuvre et les statuts des acteurs en interaction permanente (bénéficiaires, bénévoles, salariés). L’anticipation de la crise et la participation de l’association à sa gestion doivent donc être pensées dans le cadre de la vocation et de l’organisation qui la porte. L’association va-t-elle s’engager sur la base globale de son objet (apporter assistance, éduquer, etc.) qui pourra alors être décliné selon les besoins identifiés par les acteurs de première ligne ? Pourra-t-elle s’engager sur une compétence qu’elle possède mais qui n’est pas majeure ou qu’elle souhaite développer (opportunisme) en lien avec la gestion de la crise (santé, organisation, etc.) ? Ce dernier point soulève la question de l’extension de l’objet et de sa modification en raison d’impératifs supérieurs. C’est une question sensible : cette crise inquiétante et exigeante en matière d’adaptation, doit-elle offrir aux associations l’occasion de se révéler dans leur domaine propre ou au contraire d’en sortir faute de pouvoir agir ? Ce sont les associations elles-mêmes, pour être des acteurs préparés, qui doivent répondre d’abord à cette question.
Second champ
Le statut des personnes durant le temps de la crise. On l’a vu. Au-delà de leur vocation propre, les associations ont un méta-rôle : celui du maintien du lien social. Toute crise tend à brouiller les statuts en révélant les personnalités, les engagements et les peurs individuelles et collectives. L’association va-t-elle engager dans la crise et de la même façon toutes ses forces : salariés et bénévoles ? Comment va-t-elle à la fois agir pour ses bénéficiaires (personnes souvent vulnérables, plus particulièrement exposées à des risques de rejet et d’abandon durant la phase aigue de la crise), ses salariés et bénévoles et les protéger tous ? On peut ainsi imaginer que tous les personnels et tous les bénévoles ne seront pas engagés dans la gestion de la crise. Selon la nature du virus, certains seront peut-être même exclus de toute participation. Comment en décider en amont ? Quels critères définir (les plus expérimentés, les plus âgés, les mieux formés, les plus volontaires) ? Les responsables associatifs auront-ils eu le temps et les moyens d’analyser les statuts et les motivations individuelles au moment de la survenue de l’épidémie ?
Troisième champ : la protection des salariés, bénévoles et des bénéficiaires missionnés
La caractéristique principale de l’épidémie de grippe est sa contagiosité qui traversera indifféremment toutes les structures sociales, de la famille à l’entreprise et aux associations. Cette contagiosité et les risques qui y sont associés posent plusieurs niveaux de questions. Plusieurs acteurs sont susceptibles de leur apporter des réponses.
Les personnes engagées dans une action auprès de la société civile auront-elles une couverture sociale spécifique ? Une assurance prise en charge (par l’association et/ou par les Pouvoirs publics ?) liée à un risque mortel ? Pas d’assurance du tout ? Auront-elles un accès spécifique aux médicaments ?
La contagiosité modifie en profondeur les convictions les plus intimes et nous confronte à la question éthique du risque que nous sommes prêts à prendre pour nous-mêmes et pour les autres. Il s’agit là autant d’une réflexion sur l’altruisme et l’égoïsme que sur les motivations qui nous font nous engager auprès de l’autre. Les associations doivent avoir le temps de construire une réflexion collective qui permettra à chaque bénévole et à chaque salarié d’agir en conscience (discernement), c’est-à-dire en possédant une échelle de mesure des risques.
Il est évident que cette réflexion ne peut s’adosser qu’à des processus solides d’information et de formation. L’association, même si elle n’est pas responsable de la production de l’information, le sera pour sa gestion et sa diffusion. Des procédures fiables, s’appuyant sur des moyens de communication qui le seront aussi, devront être établies. Ces procédures fiables sont en lien direct avec une éthique de la confiance qui doit éviter ou à tout le moins limiter les effets de toute rupture individuelle et collective du lien social.
Enfin, la sortie de crise et la gestion d’éventuels conflits liés aux situations à risques non prévues doivent être pensées (et non anticipées).
« En cas de pandémie, avoir les moyens ne suffit pas[8] »
Les sociétés démocratiques sont traversées par une crise de confiance sans précédent à l’égard de leurs cadres et représentants politiques et sociaux. Cette crise de confiance est de surcroît de nature très différente selon les classes sociales, les générations et peut-être même selon les genres. Une crise sanitaire réelle mettrait immédiatement en avant les failles et les écarts entre les citoyens et leurs représentants. Si l’enjeu est bien, pour l’ensemble de la société d’éviter une désagrégation du lien social durant le temps de la crise et à son issue, il est évident que l’articulation entre les Pouvoirs publics et les associations doit être travaillée et renforcée mais sur un horizon plus large que celui de la seule instrumentalisation temporaire d’acteurs compétents.
Cette exigence collective, pour être partagée, demande :
- qu’un véritable dialogue se crée entre associations et Pouvoirs publics et entre réseaux associatifs et associations locales jusqu’à la survenue de la crise afin de constituer un « corps citoyen sachant et prêt ». Il ne s’agit pas d’être prêt à la crise imaginée mais à l’imprévisible. C’est là tout l’enjeu d’un dialogue et d’un travail éthiques.
- Ce dialogue doit également avoir pour objectif d’accompagner les associations dans la définition de leur positionnement institutionnel et opérationnel tant vis-à-vis de leurs publics cibles que de la population toute entière.
- Enfin, il doit être l’occasion d’une réflexion approfondie sur le déplacement temporaire de l’autorité décisionnaire, afin de doter de sens ce déplacement auquel nous ne sommes plus prêts.
Qu’elle que soit la date de survenue d’une pandémie, la réflexion qui pourrait s’engager à propos de cette crise annoncée constitue pour les associations l’occasion d’un formidable chantier : celui de leur adaptation à un monde et à des citoyens qui ont changé. Le risque vital met en lumière à la fois les limites et les enjeux des pratiques actuelles, et la difficulté pour tous les acteurs (publics, privés, associatifs) à se saisir d’enjeux globaux. La réflexion doit donc s’engager entre les instances territoriales et les structures associatives compétentes, dans un esprit d’ouverture, de solidarité et de mutualisation des moyens mais aussi de savoir. L’enquête réalisée entre 2007 et 2008 y invite urgemment.
Plus d’un million d’associations actives en France, 175 000 associations employeurs, 12 millions de bénévoles intervenant dans les associations, 1 720 000 emplois, une masse salariale de plus de 31 milliards d’euros, un emploi salarié privé sur 10 se situe dans une association, un ancrage territorial qui le met à l’abri des risques de délocalisation, etc.
Tous ces chiffres et ces faits révèlent l’importance et la vitalité du secteur associatif en France, d’autant plus que 72 000 associations se sont créées au cours de l’année 2007-2008 et que 40 000 emplois ont été créés pour la seule année 2007.
Ce livre fait le bilan de ce qui bouge et se dit dans le secteur associatif.
Références
1 A travaillé pour Handicap International de 1991 à 2004, notamment en tant que responsable des actions menées en France. Est auteur d’Etre bénévole aujourd’hui, (Marabout, 2006), et membre du comité d’experts de Recherches et solidarités. Cet article a fait l’objet d’une relecture de Françoise Demoulin (Fondation Claude Pompidou), Béatrice Oudot (L’Ecole à l’Hôpital), et Michel de Tapol (France Bénévolat). Qu’ils en soient ici remerciés.
2 Chiffres 2007. Voir J. Malet, C. Bazin, La France associative en mouvement, Gualino Editeur, 2008.
3 Ce groupe est constitué de représentants de France Bénévolat, du Secours Catholique, des Petits frères des pauvres, de l’Ecole à l’hôpital, de Documents pour l’intégration et le développement et de la Fondation Claude Pompidou. Marc Guerrier, Espace éthique/AP-HP, participe également régulièrement aux sessions de travail du groupe.
4 Les résultats de cette enquête ont été présentés publiquement par le groupe « Bénévolat et Pandémie » lors du premier colloque consacré aux « Enjeux éthiques de la préparation à une pandémie de grippe au sein de l’Europe. Des principes au service d’une cohérence des politiques », 20 et 21 novembre 2008, Hôpital Européen Georges Pompidou, Paris.
5 Pour plus d’information voir www.recherches-solidarites.org.
6 L’enquête « Pandémie grippale et engagement associatif », réalisée par le groupe de travail « bénévolat et société » de la plate-forme Pandémie de l’Espace éthique/AP-HP, a été financée par la Direction générale de la santé et France Bénévolat. Les résultats sont consultables auprès de France Bénévolat.
7 Dans un entretien récent au Monde, le professeur Jean-Philippe Derenne, ancien chef de service et de pneumologie et de réanimation du groupe hospitalier Pitié-Salpêtrière, soulignait à propos d’une possible épidémie : « (…), Les premières publications indiquent qu’aux États-Unis 5 % des malades [de la grippe A/H1N1v] ont dû être hospitalisés. S’il était ainsi en cas d’épidémie, il est à craindre que les hôpitaux soient dépassés. » (Le Monde, 22 mai 2008).
8 Jean-Philippe Derenne, entretien au journal Le Monde, 22 mai 2009.