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La performance médicale ne s’inscrit jamais que dans le cadre de vies singulières

Par: Vincent Meininger, Professeur de médecine, Fédération des maladies du système nerveux. groupe hospitalier Pitié-Salpêtrière, AP-HP, Paris /

Publié le : 12 Janvier 2009

Guérir n’est pas l’unique devoir du médecin. Malheureusement, un cancérologue ne guérit pas l’ensemble de ses malades. Quand bien même il doit renoncer à l’issue de la guérison dans bien des cas, il n’en est pas moins tenu par des devoirs, lorsqu’il n’est plus envisageable de dessiner un futur sans cancer. Au-delà de l’objectif de guérison, un médecin se doit de proposer une aide tangible et aussi efficace que possible. La médecine implique également d’entrer dans une relation qui relève autant de l’aide que de la thérapeutique au sens strict.

La valeur qui est attribuée à la parole médicale est très haute. En tant que praticien, je ne puis qu’en être flatté, même si je dois souligner que parfois on peut se méfier de cette parole. Les médecins ont leurs propres limites, comme tout être humain. La durée des études ne conjure pas mécaniquement l’erreur.

La parole médicale exprime un savoir qu’il convient tout de même de discuter. Elle n’a pas à être suivie en tant que telle. La cancérologie est un domaine où il importe avant tout que la parole du malade soit discutée en perspective avec celle du médecin. Certes, il n’est pas opportun que quiconque vienne exprimer un point de vue sur la meilleure manière de soigner un cancer. Le praticien que je suis en serait passablement agacé. Combien de patients ne viennent-ils pas en consultation, après tout, alourdis des idées préconçues attribuables à telle « source » ou à telle autre ? Il n’est bien entendu plus possible de faire abstraction des pratiques qui ont cours en matière d’information médicale.

 

Projet médical, projet de la personne

Si le malade ne peut prétendre être l’expert de sa maladie, il reste avant tout l’expert de sa vie. A priori, le praticien ne connait ni l’histoire, ni les priorités ni, encore moins, les valeurs de la personne qui se trouve en face de lui. Il n’a certainement pas à les définir à sa place. La tâche du praticien que je suis consiste à offrir le schéma thérapeutique le plus performant possible à partir du diagnostic posé. La compétence médicale doit aider le malade. Ensuite, la question suivante se pose fréquemment : quel est le choix le plus pertinent dans le cours de l’existence d’un malade ? En cancérologie, il est malheureusement concevable d’entreprendre des actes aberrants sur le plan de l’histoire d’une personne, quoique parfaitement rationnels sur le strict plan médical. Une fois ceci posé, il apparaît capital de veiller à ce que le projet médical technique (proposé sur la base d’anomalies détectées) soit en phase avec le projet de la personne et les valeurs dont il participe. Comment définir alors l’accompagnement que doit apporter la fonction (et non pas le pouvoir) du médecin ?

Vivre la maladie ne renvoie plus aux mêmes réalités qu’il y a ne serait-ce que quelques décennies. L’expérience de l’apparition du SIDA a été déterminante dans la société. Dans le champ du cancer, la donne a été très significativement altérée du fait de l’accroissement du nombre de guérisons, consécutif aux progrès accomplis par la recherche biomédicale. En réalité, le changement majeur réside dans la possibilité considérablement élargie de vivre avec une pathologie sérieuse. Il n’est plus rare de croiser des personnes vivant (parfois assez bien) avec des maladies considérées auparavant comme rapidement mortelles. Mentionnons par exemple des états diabétiques graves, une insuffisance cardiaque grave et bien entendu des processus tumoraux.
Lorsque je m’entretiens avec un patient de la pathologie tumorale dont il est porteur, il arrive que la discussion thérapeutique ne porte pas sur la guérison sans que la personne soit pour autant condamnée à brève échéance. Il est envisageable de vivre de nombreuses années, avec toutefois la contrainte du soin, en l’occurrence de traitements de long cours qui ne sont pas sans comparaison avec ceux employés contre le SIDA. N’hésitons pas à parler de révolution dans la mesure où il est parfaitement envisageable de vivre avec la maladie sur le long terme.

Santé virtuelle

De plus, nous avons assisté à l’émergence de la « maladie invisible ». Un scanner peut détecter une anomalie de l’ordre du millimètre. Une prise de sang peut détecter une condition totalement insoupçonnée par le malade. Ce dernier ne manquera pas d’être surpris lorsqu’il se verra proposer un traitement contraignant alors qu’il s’estimait en parfaite santé. Par conséquent, en consultation, lorsque je demande aux patients : « comment allez-vous ? », je m’entends répliquer : « c’est vous qui allez me le dire… » C’est faire référence aux résultats attendus d’un examen.

La santé ne s’éprouve plus uniquement sur le mode subjectif qui prévalait jusque-là. On peut faire référence à une « santé virtuelle ». À force d’être capable de déceler des objets toujours plus minuscules, on en vient à douter de leur nature et surtout des potentialités qu’ils recèlent. Ainsi, on calcule souvent un risque, à savoir un risque de rechute qui peut apparaître bien hypothétique en certaines circonstances. Ici, nous ne sommes plus dans le schéma classique d’une pathologie concrète. Par exemple, s’agissant du cancer de la prostate, on peut mesurer une augmentation du taux de PSA. Toutefois, il n’est pas rare que cette élévation ne soit accompagnée d’aucune manifestation clinique majeure.

Aujourd’hui, le médecin n’est plus mis sur un piédestal. On ne saurait honnêtement parler d’une relation d’égal à égal avec les malades. Elle n’en est pas moins devenue moins asymétrique. Les patients ont accès à une information de plus en plus étendue. Le praticien que je suis est conduit à s’interroger lorsqu’il constate les conséquences du recours à internet pour s’informer. D’une part, on attend que je n’énonce pas n’importe comment un diagnostic lourd de conséquences, ce qui est parfaitement légitime étant donné l’impact traumatisant que peuvent avoir certaines informations. D’autre part, certains revendiqueraient presque le droit à s’informer en totale liberté sur internet, alors même que rien ne viendra, par ce canal, amortir le choc de la prise de conscience de l’existence d’une pathologie sérieuse. L’absence de nuance avec laquelle l’information est accessible sur internet correspond précisément à ce que l’on veut proscrire dans la relation médecin/patient ! Il y a de quoi être troublé, dès lors que l’on considère l’ampleur de ce qui est accessible en entrant quelques mots-clés dans un moteur de recherche. La brutalité avec laquelle des éléments d’information peuvent émerger est incroyable. Des données brutes sur la survie des malades sont accessibles et ce sont celles-là mêmes qu’un médecin ne peut dévoiler sans se comporter de façon inhumaine. La gestion de l’information a donc été bouleversée. À l’extrême, un patient croira davantage ce qu’il apprend sur internet que la parole médicale, soupçonnée de vouloir édulcorer la vérité par quelque attitude paternaliste.

 

La clé de la confiance

Jusqu’où nous faut-il donc informer ? Jusqu’à quel point les malades veulent-ils effectivement savoir ? La difficulté première à laquelle doit faire face le médecin réside dans le dévoilement potentiel de quelque chose d’insoutenable. Nécessairement, il convient de s’adapter à chaque personne, en répondant à ses attentes et en discernant ce qu’elle est capable d’entendre sans s’en trouver entièrement désespérée. Être capable de situer les limites d’une personne est un problème qui ne relève d’aucune science exacte.

Naturellement, nous ne pouvons qu’assumer l’expertise dont nous sommes porteurs. Le praticien cancérologue que je suis se considère effectivement expert en cancérologie. Il m’appartient de poser de façon raisonnable les promesses de performance des thérapeutiques que je suggère. Ainsi, je dois être capable de dire à mes malades : « oui, cette stratégie fait sens… »

Dans la relation médecin/malade, l’élément central réside dans la cohérence entre ce qui est préconisé et les priorités de la personne malade. La loi Leonetti le suggère d’ailleurs plus ou moins implicitement. Quelles sont les angoisses des malades ? Ils craignent la douleur. Ils craignent la mort, ce qui est parfaitement compréhensible. Ils redoutent également que la machine médicale s’emballe et n’entreprenne d’agir, en dernière instance, qu’à leur détriment sans qu’il soit possible de l’arrêter.

La clé de la confiance réciproque me semble bien résider dans la conviction plus ou moins entière qu’aura le malade de la compétence du médecin, mais encore et surtout dans le fait qu’il recherche la performance thérapeutique en phase avec ses priorités intimes.