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La santé : justice ou charité ?
Intervention d'Emmanuel Hirsch Forum européen de bioéthique le 2 février 2015, Strasbourg
Par: Emmanuel Hirsch, Ancien directeur de l’Espace éthique de la région Île-de-France (1995-2022), Membre de l'Académie nationale de médecine /
Publié le : 15 Février 2015
« À travers leur focalisation sur les déterminants sociétaux du bien-être, les droits de la personne offrent à la santé publique un cadre, un vocabulaire et un guide pour l’analyse et pour la réponse directe aux déterminants sociétaux de la santé, plus utile que n’importe quel cadre de référence hérité de la tradition biomédicale ou de la santé publique passée. De plus, les droits de la personne se focalisent sur le statu quo de la société, et, de façon inévitable, le remettent en cause. Ce que, d’une façon fondamentale, la santé publique doit également réapprendre à faire. »
Jonathan M. Mann, Congrès de la Société Française de santé publique, 3 juillet 1998.
La charité procède en philosophie morale de la surérogation, ensemble des actes moralement bons qui ne correspondent à aucune obligation morale.
Inspirés de cette valeur chrétienne (une des trois vertus théologales : foi, espérance, charité) se sont édifiés les hospices qui deviendront nos hôpitaux.
D’emblée quelques éléments de contexte méritent d’être rappelés. Trois évolutions majeures ont progressivement exclu la santé du champ de la charité pour l’inscrire dans le champ du droit et de la solidarité sociale, de sorte que l’idée de justice semble aujourd’hui supplanter la tradition caritative :
Premièrement, comme l’a décrit Michel Foucault dans Naissance de la clinique, la transformation des lieux de « soin », lieux d’hospitalité des plus pauvres, en structures dévolues à la régulation et à performance technique visant l’acquisition des savoirs et la guérison devient un enjeu supérieur. Le primat du cure s’imposera sur celui du care.
Deuxièmement, la sécularisation des sociétés contemporaines influe sur cette évolution, sur cette rupture du modèle avec ses conséquences sur les représentations. Il n’est plus recevable aujourd’hui d’exiger des soignants, reconnus dans leurs missions de professionnels de santé, qu’ils soignent par amour d’autrui. Le respect de la « dignité » s’impose désormais comme exigence morale fondamentale, impliquant (du moins y vise-t-on), un respect égal et inconditionnel de chaque personne. Cela indépendamment de toute croyance en un ordre transcendant qui justifierait ce témoignage de notre sollicitude. Philosophiquement plus égalitaire, plus symétrique que ne l’est la relation de charité, la relation de justice est, pour ce qui la concerne, entièrement dénuée d’affects, strictement rationnelle, comme le pensait Kant. La personne est respectée en elle-même, indépendamment de ses qualités empiriques et de la compassion qu’elle peut inspirer.
Troisièmement, l’émergence de la figure des État sociaux ou des États-providence en Europe au 20ème siècle, participe également de cette mutation du point de vue de nos responsabilités réciproques. Dans le domaine de la santé, leur exercice implique une double solidarité à la fois horizontale (bien-portants/malades) et verticale (riches/pauvres) : toute personne, quels que soient son revenu et son état de santé, est reconnue comme bénéficiaire d’un droit universel à accéder aux soins qui lui sont nécessaires.
Autant d’implications inscrites dans notre code de la santé publique :
- droit à la santé : article 1110-1 : « Le droit fondamental à la protection de la santé doit être mis en œuvre par tous moyens disponibles au bénéfice de toute personne » ;
- non-discrimination (article 1110-3) : « aucune personne ne peut faire l’objet de discriminations dans l’accès à la prévention et aux soins. »
Cette substitution de la justice à la charité nous invite à identifier de manière paradoxale deux limites de l’usage du concept de justice dans le champ de la santé :
- premièrement, l’approche relevant de l’idée de justice ne permet pas de penser en tant que telle l’exclusion sociale ;
- deuxièmement, définir le concept d’un « droit à la santé » et sa portée en pratique s’avère problématique.
1. Les limites du concept de justice face au phénomène de l’exclusion sociale
Sentiment d’injustice plutôt que justice ; exclusion plutôt que pauvreté
À l’Espace de réflexion éthique de la région Ile-de-France, dans le cadre des réflexions que nous consacrons aux enjeux économiques de la santé, nous avons organisé le 12 janvier 2015 une journée portant sur l’accès à la santé des plus pauvres. Les différents intervenants nous ont présenté des positions convergentes dans leurs analyses d’où apparaissait une nette différence entre la pauvreté et l’exclusion. La pauvreté peut être définie par un seuil absolu ou relatif, par un indicateur strictement financier ou par des indicateurs tenant compte du « développement », de l’accès à des biens considérés comme fondamentaux (soins de première nécessité, logement, salubrité, etc.). Dans tous les cas, elle caractérise de façon abstraite la position sociale d’un individu sans tenir compte des relations humaines qu’il entretient avec son entourage, autrement dit de tout ce qui constitue son « affiliation » sociale, son sentiment d’appartenir à une communauté. Pour ce qui la concerne, la précarité désigne plutôt l’insécurité matérielle qui accompagne la pauvreté, l’incapacité réelle et ressentie à anticiper, à bâtir des projets dans la vie.
L’exclusion désigne davantage la réalité vécue par les personnes d’une relégation. Il s’agit d’un phénomène éminemment complexe. Il renvoie à ce qui est éprouvé par la personne exclue. Les circonstances et mécanismes de l’exclusion sociales relèvent d’un parcours de vie dans un contexte avec ses spécificités et ses déterminants. Ce processus aboutit notamment au renoncement à des soins, à l’incapacité d’effectuer les actes indispensables de l’existence, et subjectivement à la honte de donner à voir ce qu’on est devenu. Le sentiment de honte contribue aux logiques de l’exclusion.
Dès lors les besoins de la personne ne peuvent être seulement estimés en termes ressources, ni même d’attitudes de compassion : ils en appellent à l’exigence de relation, de communication, de présence humaine dans la proximité d’un lien continu qu’il convient d’établir ou de restaurer, de soutenir dans la dynamique d’une démarche partagée. C’est avant tout, comme y insiste souvent Xavier Emmanuelli, l’isolement social qui constitue la cause et la conséquence de l’exclusion, avec les sentiments de perte d’estime de soi et de renoncements cumulés qui accentuent les ruptures.
On comprendra alors que le concept même de justice compris comme équité (répartition équitable des droits et des ressources) témoigne de sa limite face au phénomène de l’exclusion des personnes ; celles qui ne sont plus en mesure d’exprimer et de revendiquer leurs droits, qui survivent et meurent dans l’indifférence ou la négligence. Pour ces personnes, l’octroi de droits pourtant fondamentaux, voire inconditionnels, n’aurait de véritable signification que pour autant qu’une telle reconnaissance soit adossée à une mobilisation sociale soucieuse de leur intégration au vif des préoccupations de la cité, de leur inclusion dans une position qui ne leur serait pas contestée ou alors faiblement consentie par compassion. N’être attentif qu’à la visée de justice comprise comme équité, c’est se maintenir dans une posture peu réaliste, réfractaire à toute possibilité de contribuer à l’instauration d’autres attitudes et pratiques sociales auprès de la personne vulnérable dans son exil et son invisibilité.
Ultimement, l’exclusion peut se penser davantage comme un manque de reconnaissance puisque le besoin d’appartenance, celui d’être considéré et impliqué dans ce qui fait société, n’est pris en compte que par défaut, ultime expression en quelque sorte d’un humanitarisme certes généreux mais à tant d’égards émotionnel et précaire.
Les théoriciens de la reconnaissance (Axel Honneth, Emmanuel Renault) nous invitent à considérer le sentiment de l’injustice tel qu’il est réellement éprouvé, plutôt que de trop nous investir dans une réflexion portant sur la justice considérée comme exigence abstraite de répartition des droits et des ressources. Le défi auquel est confronté une société responsable consiste à se donner les moyens de faire face à ses dysfonctionnements. Il convient de les identifier, d’en comprendre les logiques afin d’être en capacité d’y remédier et de les prévenir.
Axel Honneth identifie trois sphères dans lesquelles ces dysfonctionnements interviennent :
- la sphère de la famille au sein de laquelle le défaut d’ « amour », qui se manifeste par des sévices physiques, détruit la possibilité même de la confiance en soi comprise comme confiance en sa capacité à décider pour soi-même ;
- la sphère de l’État – du point de vue du déni des droits civiques – où peuvent s’anéantir des valeurs comme le respect de soi, la considération de l’autre reconnu en tant que sujet de droit égal à tout autre ;
- la sphère de la société, où peuvent s’altérer l’idée d’estime de soi ainsi que nos références au bien commun, lorsque sont dénigrées ou méprisées les valeurs auxquelles nous sommes attachés, qu’elles soient d’ordre philosophique, spirituel, traditionnel, culturel ou autres.
On peut conclure de ces quelques observations que les conditions sociales favorisant de manière effective l’autonomie de la personne s’avèrent en pratique pertinentes pour éviter de ne nous en remettre qu’à des considérations d’ordre strictement juridique ou matériel.
2. La question d’un droit à la santé
Critique de la notion d’un droit à la santé
Ce premier point nous conduit à aborder un second temps décisif.
L’idée d’un droit à la santé au nom même de l’idée de justice, s’est imposée dans des institutions comme l’OMS. Il s’agit d’un principe transposé dans des traités internationaux, dans des législations. Tout être humain devrait être ainsi reconnu et respecté dans le droit universel à vivre dans une société où ses besoins de santé seraient couverts.
La mise en œuvre d’un droit à la santé rencontre toutefois plusieurs difficultés.
Premièrement, qu’entend-on par santé ? La définition de l’OMS, discutable et discutée, nous inviterait à considérer comme un droit l’accès à un « bien-être physique, psychique et social ». Tous les aspects de l’existence pourraient ainsi être évalués selon cette définition particulièrement inclusive. Les inégalités dans d’autres domaines – sécurité, accès à l’éducation, à l’alimentation et au logement notamment – ne seraient plus traitées pour elles-mêmes mais dans la mesure où elles détermineraient des inégalités de santé. Cela peut relever de cette tendance à la « sanitarisation du social » analysée par Didier Fassin.
Une définition strictement biomédicale n’est pas davantage satisfaisante parce qu’elle ignore l’importance des relations sociales, et notamment des relations de soin au sens large, ce « souci de l’autre » dont les carences contribuent pour beaucoup aux vulnérabilités physiques et psychiques.
Peut-on alors définir la santé comme « équilibre instable, interface entre les agressions de l’intérieur et de l’extérieur » ? Ce qui est ainsi désigné par santé appelle une attention soutenue. Elle permet d’inclure le care non pas comme un supplément d’âme du cure, une façon d’humaniser le cure, mais comme intrinsèquement mêlé à lui.
La définition de la santé est donc une question politique, qui invite à un effort démocratique. Dans quelle mesure la santé, et quelle santé, concerne-t-elle l’organisation sociale ?
Deuxièmement un autre problème doit être soulevé : celui de la stigmatisation d’un droit à la santé trop inclusif. Certains comportements dits à risque – les addictions, les pratiques alimentaires, mais également l’exposition à des nuisances ou des activités professionnelles dangereuses – sont identifiés comme des causes d’injustices qu’il convient de corriger ou d’éradiquer à travers des politiques de santé publique. Motivées pas cette aspiration à réduire les inégalités de santé, des dispositifs de prévention sont mis en œuvre pour que des évolutions favorisent la promotion de bonnes pratiques et ainsi la préservation d’un « capital santé ». Plutôt que de s’intéresser dans une approche sociopolitique aux causalités structurelles des inégalités sociales de santé, l’ambition immédiate se limite à des initiatives de sensibilisation, voire de communication publique dont on constate en pratique le peu d’efficience. Les normes d’un « bien vivre » équivalant à une certaine conception du « vivre en bonne santé » sont érigées sans réellement s’attacher à penser, d’un point de vue démocratique, aux conditions mêmes de leur applicabilité. Cette « démocratie sanitaire » invoquée en toutes circonstances comme la visée supérieure de notre système de santé, s’avère défaillante dès lors que nos résolutions sont autres qu’incantatoires face au constat de l’injustice social qui s’accentue de nos jours dans l’accès à la prévention et aux soins. Pour autant, je considère comme en engagement fort de notre pays les dispositifs d’aide médical d’État et de couverture médicale universelle complémentaire. Je sais également ce que nous devons à l’implication d’associations et d’instances à vocation humanitaire : elles ont su porter l’idée de charité au niveau d’une expression de la solidarité qui honore les valeurs de notre démocratie.
Je conclurai sur un questionnement : les insuffisances évoquées de l’idée de justice dans la visée de rendre effectif un droit universel à la santé, ne nous inciteraient-elles pas, ne serait-ce que par défaut, à recourir, en la réhabilitant, à la vertu théologale de « charité » ?
Certes, le terme lui-même connote une certaine forme d’asymétrie dans la relation humaine entre la personne charitable et celle dans la nécessité, qui sollicite sa commisération et dépend de sa bienveillance. Ce postulat de l’asymétrie apparaît incompatible avec l’idéal égalitaire de nos sociétés démocratiques, avec le principe même de la dignité humaine qui suppose le respect égal dû a priori à toute existence humaine. Pour autant soyons attentifs à l’effectivité de droits fondamentaux souvent par trop théoriques. Ainsi, au plan des grands principes la notion d’autonomie convoquée de manière désormais convenue dans toute démarche éthique est-elle pertinente lorsque la personne, en situation de précarité et de vulnérabilité sociale, ne dispose pas des moyens indispensables à l’expression publique de ses aspirations et à la capacité de les rendre tangibles ?
Lorsqu’on parvient à restaurer la justesse d’une relation interindividuelle authentique, l’idée de charité ne soutient-elle pas une exigence dont la justice est dépourvue ? Celle d’une attention, d’une préoccupation humaine attachée à reconnaître l’autre parmi nous, respecté dans son identité, ses aspirations, ses besoins les plus fondamentaux, les plus concrets. À elle seule la visée de justice limite le champ d’une responsabilité humaine et sociale dont l’exercice sollicite une implication politique qu’il nous faudrait mieux penser et assumer ensemble pour qu’elle parvienne à satisfaire tant d’exigences fortes.
Doit-on dès lors évoquer la fraternité pour exprimer en des termes plus laïques ce que la charité intégrait à une vision théologale de nos engagements qui, en dépit des disputations d’ordre sémantique, demeurent de l’ordre de nos obligations ?
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