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La sédation, les directives anticipées et la privatisation de la mort
"Personne ne désire souffrir ou mourir. La mort et la souffrance nous posent les mêmes questions à tous. Mais, tandis que l’inspiration des Soins Palliatifs consistait à donner une réponse à ces questions, celle des procédures consiste à traiter la question comme on traite un problème. Et donc à lui répondre … par la technique."
Par: Jérôme Sainton, Médecin et bioéthicien, Reims /
Publié le : 26 Août 2019
La loi Leonetti-Claeys du 2 février 2016 sur la fin de vie a instauré le droit à une sédation profonde et continue jusqu’au décès, assortie de l’arrêt de tout traitement dit de maintien en vie. Elle a par ailleurs renforcé le poids des directives anticipées. Deux dispositions — deux dispositifs — pour faire droit à l’autonomie du patient.
Les soins palliatifs, de leur côté, s’inscrivent dans une perspective globale indissociable de l’accompagnement. La nature relationnelle de la personne se dévoile avec les enjeux de la fin de vie qui sont des enjeux de sens, des enjeux spirituels et relationnels : être reconnu comme une personne, relire sa vie, se réconcilier… quêter un sens : un au-delà de soi-même en lequel placer sa vie. La personne, très souvent, s’inscrit dans une démarche de continuité et de transmission de soi, et l’on aperçoit la limite du modèle du patient parfaitement « autonome ».
La sédation palliative
En ce qui concerne la sédation, qui consiste à diminuer la vigilance du patient, elle pose un dilemme : choisir entre le soulagement de souffrances réfractaires parfois très vives, et le maintien d’une relation particulièrement importante au même moment. Les soins palliatifs sont ainsi confrontés à la limite de leur idéal de prise en charge. En fait, la pratique de la sédation en soins palliatifs peut très bien respecter la dynamique relationnelle de la fin de vie.
Ce qu’il convient de nommer la sédation palliative consiste, face à des symptômes réfractaires à des traitements plus conventionnels, à atténuer la vigilance du patient de telle sorte que sa situation redevienne tolérable… et l’accompagnement possible, justement. La sédation s’insère ici dans une dynamique qu’elle cherche à soutenir et non à évincer : tel est son but. La proportion des soins est la pierre angulaire de la pratique : la vigilance du patient ne sera diminuée qu’autant et pas plus que nécessaire pour le soulager. Ce critère de proportionnalité autorise alors le recours à une sédation profonde, voire continue : il s’agira des situations, rares sinon exceptionnelles, où la conscience du patient est tout entière envahie par la souffrance. La sédation palliative est un continuum dont la sédation profonde constitue en quelque sorte la limite. Mais, même dans sa déclinaison profonde, la sédation reste, au moins potentiellement, réversible. Et elle ne dispense pas des soins et des autres traitements proportionnés aux besoins du patient, ni du maintien d’une forme appropriée de la relation. Le soulagement des symptômes et lui seul finalise la sédation, et guide sa profondeur : on ne cherche ni à « déconnecter » le patient, ni à faciliter ou précipiter son décès[1].
La sédation palliative est une pratique qui s’inscrit bien dans le cadre de l’alliance thérapeutique, qui est une relation basée sur la confiance, et non sur un « droit à ». C’est en soignant et en accompagnant de la sorte les patients que l’on vérifie régulièrement l’importance de la relation en fin de vie. Là où des patients, et les proches avec eux, pensent ne trouver d’issue que dans la mort où l’inconscience, la démarche palliative leur permet au contraire de rester en relation, dans un dernier cœur à cœur. Il n’est pas rare, alors, que les mêmes proches nous confient ensuite l’importance inattendue de ces dernières heures, parfois décrites comme « les plus intenses d’une vie commune »[2].
La sédation terminale
Mais la sédation peut être le lieu d’intentions et de pratiques autres : non plus l’auxiliaire des soins palliatifs, au sein d’un accompagnement socialisé, mais l’outil de « maîtrise » des « conditions du mourir ». La perspective n’est plus la même, qui s’inspire des procédures de limitation et d’arrêt des thérapeutiques actives (LATA) de réanimation, dont elle transpose les modalités au contexte des soins palliatifs[3].
Une telle sédation, qui est d’emblée et nécessairement profonde et continue jusqu’au décès, ne recherche pas tant le soulagement des symptômes que l’inconscience en elle-même, pour obtenir une efficacité supposée maximale, immédiate et définitive. Elle peut aussi rechercher, non pas nécessairement mais assez facilement, la précipitation du décès. La proportion des soins n’est plus respectée. On a affaire ici à une rupture relationnelle, ou encore — nombreux la décrivent ainsi — à une mort relationnelle. À la parole et à l’accompagnement se substituent le silence et une simple procédure de déconnexion, en anticipation de la mort. Il s’agit d’une sédation terminale : la sédation est un compte-à-rebours, finalisé par le décès en lui-même. La technique s’inscrit dans le cadre conceptuel de l’euthanasie : son objectif est d’opérer la transition vers le décès et de garantir la maîtrise de cette transition. Dit encore autrement : l’euthanasie est l’asymptote d’une telle sédation[4].
La sédation peut même devenir l’auxiliaire d’une euthanasie à part entière, s’il s’agit de faciliter une omission de soins proportionnés afin de provoquer le décès du patient. Tel est le cas emblématique de l’arrêt de la nutrition et de l’hydratation pour « laisser partir » un patient qui s’est stabilisé dans un état chronique de conscience altérée ayant déçu les promesses de sa réanimation initiale[5].
Qu’il s’agisse d’une sédation terminale ou d’une euthanasie à part entière, la perspective n’est plus de savoir comment prendre soin mais de savoir comment se donner la maîtrise des conditions du mourir. Ce changement de paradigme est celui opéré par la loi du 2 février 2016. En particulier, le dispositif Leonetti-Claeys relatif à la sédation (DLC) est un type de sédation terminale dûment protocolisé. Le DLC fait droit à l’individu « autonome », dont ladite autonomie trouve son aboutissement dans une conformité et un assujettissement total à la technique. Ainsi voit-on s’opérer la subversion des soins palliatifs : alors que ces derniers étaient censés subvertir la médecine technicienne, c’est le contraire qui se produit, et le DLC nous ramène au silence et au cocktail lytique, feu le DLP (Dolosal–Largactil–Phénergan), que l’on donnait pour « aider » les mourants à partir … seuls[6].
Une erreur de méthode
La distinction principale qui importe sur la sédation en fin de vie n’est donc pas celle qui se rapporterait à sa profondeur et à sa continuité (réduction technicienne de l’intelligence et du langage qui nous dissimule le sens de nos actes). Celle qui importe avant toutes les autres est celle qui informe et finalise ces derniers éléments, qui ne sont que des moyens. La distinction première est celle qui fait le départ entre une sédation palliative et une sédation terminale. La première s’inscrit dans une dynamique relationnelle et respecte les enjeux de la fin de vie. La seconde opère une rupture relationnelle, voire précipite la survenue du décès. Cette distinction peut être formulée de multiples façons ; la réalité est la même. Elle nous renvoie à la distinction déjà opérée par le psychanalyste Michel de M’Uzan, entre l’attitude qui respecte le « travail du trépas » et celle qui constitue une « euthanasie psychique ». Ou encore à celle opérée dès le IVème siècle, entre l’attitude qui consiste à subordonner le soin du corps au soin de l’âme et celle qui fait l’inverse[7].
Il s’agit de comprendre comment l’on passe d’une perspective à l’autre. Personne ne désire souffrir ou mourir. La mort et la souffrance nous posent les mêmes questions à tous. Mais, tandis que l’inspiration des Soins Palliatifs consistait à donner une réponse à ces questions, celle des procédures consiste à traiter la question comme on traite un problème. Et donc à lui répondre … par la technique. Tout le DLC, en l’occurrence, se résume à cette erreur de méthode. Il n’est pas là « pour éviter toute souffrance », comme on a pu le prétendre. Il est là pour éviter la question de la souffrance. Tout comme « la peur de mal mourir » n’est que le déni de la peur de la mort : on se focalise sur le comment, sur la maîtrise des modalités du mourir, pour mieux évacuer le pourquoi de la mort[8].
La question de l’autonomie
Ce changement de perspective n’est évidemment pas neutre. À chacune des deux approches correspond une compréhension différente de la personne, de la relation, de « l’autonomie », et de la médecine.
La sédation palliative relève du soin. Elle ressortit à une anthropologie de la relation et de l’alliance thérapeutique, où le respect de l’autonomie consiste à respecter le cheminement de la personne sur fond de sens et de destin communs. La sédation terminale, comme toute espèce d’« assistance médicale à la mort », relève de l’anthropotechnie. Privée de sens objectif commun, elle favorise l’individualisme et la structuration juridique de la relation, où le respect de l’autonomie est celui d’une volonté à même de décider du sens des choses, indépendamment des choses elles-mêmes. Rien de nouveau sous le soleil. On revient ici au vieux débat de l’Occident chrétien sur le libre-arbitre. Classiquement, la liberté est le pouvoir de personnaliser son art, son histoire et sa vie à partir d’une communauté de nature et de destin. Ce sont les inclinations universelles, (sur)naturelles et relationnelles, de l’homme, qui fondent sa liberté et développent sa volonté : la liberté est un accomplissement de soi. Avec le nominalisme, la liberté est le pouvoir d’imposer sa volonté en tant que source ultime du sens de chaque décision. La volonté, autoréférentielle, s’exerce contre toute forme de lien, considéré comme une limite à la liberté : la liberté est une émancipation de soi[9].
Cette dernière compréhension de la liberté plonge ses racines dans la filiation sceptique de la philosophie occidentale : le sens objectif universel des choses n’existe pas et le langage n’est affaire que de convention (« nominale »). Une telle épistémologie a beau être paradoxale (un tel locuteur « détruit d’abord tout langage, et il admet ensuite qu’on peut parler »[10]), elle domine aujourd’hui, notamment lorsque l’on confond la réalité et le sens des choses avec ce que l’on désire et décide (le caractère objectif de l’« acharnement thérapeutique » se voit confondu avec le désir du patient ; la partition entre « soin » et « traitement » avec ce qui peut dépendre de la décision « autonome »). La faveur donnée aujourd’hui à une telle conception fantasmatique de la liberté a bien sûr à voir avec le contexte consumériste dans lequel nous évoluons. Elle a aussi été grandement favorisée, mais c’est une autre façon de dire la même chose, par l’avènement de la science moderne et de sa fille, la technique, la compréhension du monde en termes de forces et de moyens définalisés, à la libre disposition de nos vouloirs, se prêtant idéalement à consacrer une volonté autoréférentielle[11].
La privatisation de la mort
Il s’ensuit une désymbolisation de la réalité et une individualisation du sens de la réalité. Ainsi de la mort qui, de destin collectif, devient de plus en plus une affaire privée. D’où la communication, et l’insistance à communiquer, sur la mort, pour connaître les vœux de chacun pour sa fin de vie, et surtout l’insistance à vouloir les exprimer en termes médicaux. On manque alors l’essentiel, voire fait-on barrage à l’essentiel. Ainsi le dispositif des directives anticipées n’est-il pas fondé à garantir aux personnes leur accomplissement (comment un dispositif technique le pourrait-il ?) mais à promouvoir leur émancipation, leur volonté « directive ». Avec le même paradoxe que celui de la sédation terminale, puisque le dispositif devient le symptôme — il s’en veut le remède — d’une profonde et totale désubjectivation, en faisant dépendre l’autonomie en question d’une exigence de conformité à la technique — l’autonomie comme « la maîtrise des conditions du mourir ». Cette injonction à anticiper individuellement et médicalement les conditions de notre mort est le strict envers de la conviction d’essence scientiste que nous n’avons plus rien de commun à dire sur la mort. L’individu « autonome » est enjoint à une mort autonome, chargé de porter seul toute l’Affaire de la mort[12].
« L’affaire Vincent Lambert » rend tristement compte de tout cela. Elle est partie, face à une situation jugée complexe, de la motivation de faire droit à la (supposée) volonté « directive » du patient. Et elle s’est concrétisée par la mise en œuvre d’une procédure. Procédure de réanimation (LATA)… dans un service de soins palliatifs… pour un patient non pas en fin de vie mais dans un état chronique de conscience altérée. On considère alors que cette histoire constitue « un drame humain absolu » tout en confondant la « médecine tellement performante » à l’origine du drame avec la nutrition et l’hydratation entérales ! Tels les animaux malades de la peste, intubation, catécholamines et toutes les ressources du Samu et de la réanimation crient « acharnement » sur le baudet de la médecine. Surtout, on décrète que « la vraie question, la seule au fond, est : qu’est-ce qu’il [le patient] aurait voulu ? » — et l’on promeut l’inscription des directives anticipées sur la carte vitale pour connaître la décision de chacun sur cette question[13]. Même son de cloche du côté du Ministère « des solidarités » : « n’oubliez pas de rédiger nos directives anticipées ![14] ».
« L’affaire » résume « l’Affaire » : l’injonction « solidaire » pour chacun de s’exclure d’une communauté de destin. La « vraie question » n’est plus de savoir comment se laisser interroger par, et prendre soin de son prochain dans telle ou telle situation, sur fond de sens commun parce que humain, mais de faire droit à son autonomie, jusqu’à ne pas prendre soin de son prochain dans telle ou telle situation.
Lorsque « la seule question qui conserve un sens, aussi anachronique et désespérée soit cette interrogation est : aurait-il voulu se voir dans cet état ? »[15], la question est effectivement désespérée en ce que, précisément, elle nous empêche de conserver un sens.