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Le soin comme éthique

"N’y a t-il pas un grand risque à nous en remettre à des experts dans un monde plus séduit voire trompé par un discours scientiste, le discours sur la morale, où le citoyen n’aurait plus sa place et que l’éthique ne devienne avant tout une « éthique par procuration » ? Nous devons nous interroger sur les justes attentes et les espoirs exprimés ou implicites des patients. Ces derniers, pour la plupart, sont ignorants des grands débats et discours éthiques qui pourraient leur paraître bien éloignés de leurs préoccupations de soignants."

Par: Florence Gruat, Directrice des Soins FF, docteur en éthique de l’université Paris Sud, membre du Comité consultatif national d’éthique /

Publié le : 17 Février 2014

Peut-on fonder une éthique sur des valeurs ?

L’éthique hospitalière et du soin se développe aujourd’hui dans une déterminante contextualisation. Ce contexte sociétal peut entraîner des effets collatéraux parfois inavouables et toujours inacceptables lorsqu’il incite certains à ne plus toujours considérer le malade comme une fin mais aussi comme un moyen, à instrumentaliser certaines prises en soin  et à réifier la personne soignée. Comment pouvons-nous penser dès lors une éthique soignante ?
 
Une majorité d’acteurs est attachée au discours sur les valeurs. Le discours institutionnel n’ose plus faire référence à des valeurs morales mais à des valeurs imposées quasi normatives auxquelles il est demandé d’adhérer sans qu’elles soient nécessairement partagées. Le risque est d’avoir comme effet une démoralisation des acteurs quand l’inquiétude morale s’amenuise par émoussement des capacités réflexives des soignants et expose à la banalisation des soins. Les valeurs prônées par l’institution se télescopent avec les valeurs des soignants. Nous assistons à un trop plein de valeurs. Avec le temps il s'agit d'admettre toutes les opinions. Au lieu de découler du respect, la tolérance en devenant tolérantisme devient indifférence. Dire qu'on respecte toutes les valeurs veut bien souvent signifier que toutes les valeurs se valent puisque aucune valeur ne vaut rien, ce qui peut amener à penser que les valeurs ne valent rien exposant à des démissions et à des capitulations. Beaucoup de ces valeurs sont à la fois promues et évaluées par ceux qui tendent à vouloir en tirer un bénéfice, non nécessairement moral. Cela nous invite à penser qu’on ne peut plus aujourd’hui fonder une éthique hospitalière et du soin uniquement sur les valeurs.
 

Peut-on fonder une éthique sur la notion de qualité ?

L’éthicité du soin nécessite qu’il soit de qualité. La recherche de qualité est un des axes fondamentaux de la nouvelle politique de santé. Elle utilise des indicateurs, des normes et paradoxalement priorise plus le quantitatif que le qualitatif. Elle peut théoriquement favoriser la promotion d’une éthique, mais de fait elle n’y parvient pas en restant avant tout normative, quantifiable et évaluable par des experts et elle est trop souvent appréhendée comme source possible génératrice de sanctions. L’éthique ne peut se soumettre à la qualité. Cette évaluation de la qualité est de l’ordre d’une vision conséquentialiste et utilitariste où pourraient apparaître comme bien ou moral les conséquences des actions menées. Encore faudrait-il que ces normes se préoccupent du bien et du mal. Dans ce cadre, l’éthique pourrait apparaître comme inutile, gênante ou subversive dans un système où seuls importeront les résultats, sans que l’on juge nécessairement de la moralité des moyens mis en œuvre ou des actions menées pour y parvenir. Au-delà des normes, de la qualité et de la production de soins, le devoir du soignant ne doit jamais s’éloigner de ce qui le grandit : le bien de l’autre. Ces évaluations normatives du global et du général ne disent rien de la qualité des relations privilégiées et singulières entre soignant et soigné. Elle ne s’intéresse pas à l’altérité dans l’unicité des pratiques soignantes. C’est pourquoi nous pensons qu’on ne peut fonder une éthique hospitalière simplement sur des critères de qualité.
 

Peut-on fonder l’éthique sur un corpus de connaissances ?

De nombreuses études montrent que l’hérédité, la culture et le niveau d’études interagissent sur la capacité des individus à faire preuve de sentiments moraux et par la même à favoriser une sensibilité éthique. Beaucoup pensent pouvoir fonder une éthique soignante par l’apprentissage d’un corpus de connaissances. Une étude que nous avons conduite auprès de jeunes infirmières nouvellement diplômées dont on savait avec certitude qu’elles avaient pu suivre une formation en rapport avec les questions de l’éthique du soin, a montré que très rapidement les apports théoriques sont oubliés et qu’il existe un écart important entre la théorie qui se confronte à des pratiques de terrain inadaptées. N’a-t-il pas été trop privilégiée ces dernières années, de façon presque dogmatique, une seule approche focalisée sur la démarche de réflexion éthique ?  Au-delà des enseignements théoriques comment prendre en compte les pratiques, la quotidienneté ? Comment tenter de délivrer des messages simples sans être réducteur ? Comment apprendre à réfléchir et à délibérer ? Surtout, comment faire en sorte que, une fois un enseignement et une formation délivrés, les soignants retrouvent dans leurs unités, des bonnes pratiques, des modèles identificatoires, propres à leur permettre de mettre en réflexion et surtout en action ce qui leur a été rappelé ou mobilisé plus fondamentalement ? La nouvelle réforme des études infirmières sera certainement à même de rendre les infirmières plus aptes à détenir un savoir savant mais rien ne laisse présager d’une plus grande place faite à l’humanité que requièrent les soins. C’est pourquoi nous pensons que si l’acquisition d’un corpus de connaissances est nécessaire, il demeure  insuffisant.

« Ne blesse personne, mais plutôt aide tant que tu le peux » 

Pour Schopenhauer, le contenu de la morale peut et doit se résumer par : « Ne blesse personne, mais plutôt aide tant que tu le peux.» La Haute autorité de santé (HAS) préconise de prévenir la maltraitance et de promouvoir la bientraitance. Il ne faut pas maltraiter. Il ne faut pas blesser. Dès lors, on se situe dans le champ du droit et de la justice. Il n’existe pas de graduation dans la maltraitance. Elle est ou elle n’est pas. Nous ne pouvons donc pas accepter le distinguo souvent fait entre maltraitance avérée et maltraitance ordinaire. On ne peut pas reconnaître d’une part une maltraitance reconnue comme vraie, incontestable, certaine et grave que l’on pourrait reprocher à un individu soignant et d’autre part une maltraitance ordinaire, c’est à dire habituelle, courante, dont la banalité même, la rendrait moins grave et plus acceptable. La maltraitance dite ordinaire est plus insidieuse, comme acceptée, sans être vue, impropre même par sa banalité à nous indigner. Cette maltraitance-là nous semble plus néfaste que la première parce que davantage passive qu’active. Si la maltraitance avérée fait souvent naître révolte et répréhension de la part des soignants envers ses auteurs, la maltraitance ordinaire semble comme invisible, consentie et désespérante, que nous appelons barbarie.  L’éthique n’est-elle  pas l’essence même du soin ?  Le soin c’est l’éthique. La maltraitance, le mal traiter, le mal soigner, c’est le non éthique et inversement. Peut-on en effet soigner autrement que bien ?
 

Un nouveau paradigme de simplicité

N’y a t-il pas un grand risque à nous en remettre à des experts dans un monde plus séduit voire trompé par un discours scientiste, le discours sur la morale, où le citoyen n’aurait plus sa place et que l’éthique ne devienne avant tout une « éthique par procuration » ?  Nous devons nous interroger sur les justes attentes et les espoirs exprimés ou implicites des patients. Ces derniers, pour la plupart, sont ignorants des grands débats et discours éthiques qui pourraient leur paraître bien éloignés de leurs préoccupations de soignants.
 
Au delà de la réflexion, ce dont nous avons besoin pour le plus grand bénéfice des personnes malades, c’est l’exercice d’une éthique pratique en action. Ce dont elles ont besoin, c’est tout simplement d’être bien soignées, c’est à dire d’être soignées. Ce que les plus vulnérables attendent, ce sont des soins portés par un regard bienveillant, protecteur, confiant, apaisant, des soins porteurs d’espoir, de possible guérison, de signifiance et de soutenance. L’éthique est plus que l’essence même du soin. Si l’éthique c’est le soin, si éthique et soin ne font qu’un, si l’éthique est soin, le soin prend alors tout son sens moral. Le soin est comme le prolongement de l’être. En ce sens le soin a rapport à l’ontologie. Il nous apparaît qu’une nouvelle approche de l’éthique du soin doit être plus simple, même si elle peut découler d’une réflexion complexe, si nous souhaitons que cette vision éthique soit enseignable, abordable et compréhensible par le plus grand nombre de soignants. Elle doit avant tout s’intéresser au quotidien et impacter la responsabilité de chacun. Si elle ne délaisse pas la raison, elle doit respecter les sentiments moraux de chaque acteur. Valorisante pour les personnes soignées comme soignantes elle doit viser la pratique. Il nous faut aider à l’émergence d’une éthique faite de simplicité. C’est la raison pour laquelle nous pensons que définir et présenter l’éthique comme soin, permet de mieux faire comprendre au plus grand nombre des acteurs de santé combien leurs pratiques sont inscrites dans l’éthique. C’est la raison pour laquelle il nous semble utile de proposer la formule suivante : l’éthique du soin c’est le soin lui-même. Soigner, c’est toujours  aider et ne pas blesser. Enfin, si l’on peut admettre une limitation et ou un arrêt des thérapeutiques actives afin de respecter le principe de non obstination déraisonnable, en aucun cas, on ne doit parler d’obstination des soins.
 
 
Ulrich Steinvorth, Ethique classique et éthique moderne. Linéaments d’une éthique de l’être, Paris, Ouverture philosophique, L’Harmattan, 2003. Il cite Arthur Shopenhauer : « Voici l’expression que je tiens pour la plus simple et la plus pure de toute : Neminem laede ; imo omnes, quantum potes, juva» ; « Ne blesse personne, mais aide tant que tu le peux. »
Florence Gruat, « L’éthique comme essence du soin », La revue de l’infirmière, n°146, pp. 16-18, décembre 2008.
Gilles Lipovetski, Le crépuscule du devoir, Folio essais Gallimard, 1992, p. 293