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L’euthanasie légale et l’argument de la pente glissante
Les euthanasies de patients atteints de troubles psychiatriques, de démence, souffrant de troubles liés à l’âge ou encore atteints de maladies chroniques ont été multipliées par dix au cours de la dernière décennie. Une autre développement est l’« euthanasie pour deux », qui a lieu des dizaines de fois par an. Dans plusieurs de ces cas, le partenaire ayant la plus longue espérance de vie demande l’euthanasie par deuil anticipé de la mort inévitable de son bien-aimé.
Par: Theo Boer, Professeur d’éthique médicale, Université théologique protestante de Groningen et ancien membre d’un Comité gouvernemental néerlandais d’examen de l’euthanasie /
Publié le : 30 juin 2023
Afin d’étayer mon argumentation, permettez-moi d’abord d’expliquer l’argument de la pente glissante et la pratique de l’euthanasie aux Pays-Bas. D’un point de vue philosophique, nous pouvons distinguer deux versions de la pente glissante. La version logique de l’argument dit que la légalisation de « A » (qui est vu positivement) implique logiquement que nous devons également autoriser « B », « C » et « D », qui sont vus négativement. Certains soutiennent par exemple que la légalisation de l’euthanasie chez les patients en phase terminale implique logiquement qu’elle devrait également être accordée aux patients atteints de maladies chroniques, puisque la principale raison qui sous-tend les deux est de mettre fin à des souffrances insupportables. La version empirique de la pente glissante dit que, indépendamment du fait que cette implication logique soit ou non établie, légaliser « A » peut conduire (ou conduira inévitablement) à la légalisation de « B », « C » et « D ». La cause la plus fréquente de ce glissement est un processus d’accoutumance, c’est pourquoi on désigne également cette version sous le nom de pente glissante psychologique. On peut dire, par exemple, que lorsque le fait de tuer un malade en phase terminale n'est plus considéré comme un homicide, il s’ensuit un affaiblissement de notre résistance intuitive à tuer d’autres malades, peut-être même à tuer en général.
En ce qui concerne la pratique de l’euthanasie aux Pays-Bas, je me limiterai aux données qui font consensus, chez les partisans comme chez les détracteurs de l’euthanasie. Depuis 2002, les chiffres ont plus que quadruplé (de 1 800 en 2002 à 7 700 en 2021) et montrent une tendance continue à la hausse. Avec le développement des soins palliatifs, les motifs les plus courants de demande d’euthanasie évoluent de la souffrance physique (douleur, étouffement, fatigue extrême) vers des motifs comme le refus de la dépendance aux soins, l’attente sans signification, la solitude, l’aliénation, et la peur que provoquent ces situations. Le pourcentage de patients souffrant de cancer et d’autres maladies mortelles en phase terminale (qui constituaient la grande majorité des cas au départ) est aujourd’hui descendu à environ 75%. Les euthanasies de patients atteints de troubles psychiatriques, de démence, souffrant de troubles liés à l’âge ou encore atteints de maladies chroniques ont été multipliées par dix au cours de la dernière décennie. Une autre développement est l’« euthanasie pour deux », qui a lieu des dizaines de fois par an. Dans plusieurs de ces cas, le partenaire ayant la plus longue espérance de vie demande l’euthanasie par deuil anticipé de la mort inévitable de son bien-aimé. Tout ceci se produit dans le contexte d’une augmentation significative de l’espérance de vie moyenne des patients faisant une demande d’euthanasie. L’euthanasie passe d’une pratique vue comme dernier recours pour éviter une mort terrible à un dernier recours pour mettre fin à une vie terrible ; cette évolution provoque des tensions entre les dispositions légales sur l’aide à mourir et l’engagement d’un gouvernement à mener une politique de prévention du suicide. De même, l’objectif de la loi encadrant l’euthanasie, à savoir une pratique transparente et vérifiable, n’a jamais été pleinement atteint : les évaluations quinquennales du gouvernement ont révélé qu’au-delà des cas signalés, environ 15 % des interruptions de vie appartiennent à une « zone grise » et ne font pas l’objet d’un signalement. Les médecins font souvent état de pressions indues de la part des patients et des proches. Et malgré l’accord initial selon lequel l’« euthanasie » doit toujours et uniquement être « à la demande du patient”, l’euthanasie est depuis 2020 possible pour les nourrissons et les patients atteints de démence sous régime de protection. Un projet de loi visant à offrir une assistance médicale à mourir à toute personne âgée, sans critère médical nécessaire, est actuellement débattue.
Ayant suivi de près l’évolution de la situation dans mon pays depuis le milieu des années 1980, j’ose dire que la pratique actuelle confirme bien des craintes de ses premiers opposants. Mais pour autant, est-ce la preuve de l’existence d’une pente glissante ? Les partisans de l’euthanasie ont généralement deux réponses. Les uns affirment que l’augmentation des chiffres, l’élargissement des motifs et la normalisation sociale de l’euthanasie étaient en réalité voulus dès le départ. En fermant les yeux sur les aspects problématiques tels que l’isolement ou la pression familiale et sociétale, ils affirment que la situation est solidement maîtrisée. D’autres admettent que ces évolutions n’étaient pas prévues, mais soutiennent que nous devons désormais les accepter en tant que nouveaux cadres normatifs. En d’autres termes : la légalisation de « A » peut effectivement avoir conduit à « B », « C » et « D », mais avec le recul, nous ne le voyons pas comme une mauvaise chose. Tous ces refus de faire face aux aspects problématiques de l’euthanasie légale prouvent non seulement que des mécanismes de pente glissante se sont produits, mais pire : ils témoignent que la légalisation de l’euthanasie a sapé notre capacité même à exercer un jugement moral éclairé.
A propos de ce texte
Ce texte est tiré du document Fin(s) de vie : s’approprier les enjeux d’un débat publié en mars 2023 par l'Espace éthique/IDF dans le cadre du débat sur la fin de vie