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Médecine militaire : l'action dans l'urgence et le sens du souci de l'autre
"La problématique de l’urgence véritable trouve sa résolution en l’esprit de cohésion dans l’engagement. Mais aussi dans la préparation à ces situations. Gestes mille fois répétés, accumulation d’expériences vécues dans la réussite comme dans l’échec ; la mort est-elle un échec pour la médecine ? Doit-elle être vécue comme telle par les soignants ?"
Par: Michel Paillet, Adjoint au chef de service de pharmacie, animateur de l'Espace de réflexion éthique Hôpital d’instruction des armées Percy, Clamart /
Publié le : 11 Février 2014
L’éthique comme mystique du devoir
Bien des situations rencontrées par les acteurs de santé en milieu militaire recoupent les chemins de ceux exerçant en milieu civil. Ils opèrent à l’hôpital, en centre de soins mais aussi, et c’est ce qui fait leur spécificité, sur le terrain de conflits armés. Ce qui caractérise ces deux versants institutionnels qui apparaissent comme différents, est l’engagement des hommes et des femmes de métiers à servir pour sauver nombre de vie, à relever nombre de désespérances. Il a pour fondement le souci - Das Sorge[1] -, soit la prise en charge totale et décisive par la sollicitude qui, appliqué à la santé est le soin à apporter en un geste professionnel le plus justement et adéquatement déterminé en lieu et temps pour une personne singularisée par sa situation devenue vulnérable. Or, les conditions d’exercice participent pour beaucoup à l’esprit qui anime les soignants. Les difficultés rencontrées en secteur hospitalier maintenus dans les fers de plus en plus serrés de l’amaigrissement des budgets, génère des incohérences de fonctionnement, des séries disproportionnées de contrôles, des verrous de sécurité qui s’amoncellent pour étouffer voire paralyser l’action. Il s’agit bien d’action et donc de décision dont il est question et dont le sous-jacent véritable est l’engagement total aux pratiques professionnelles les plus ajustées et donc répondant implicitement à l’attitude éthique.
Rien n’est porté à l’état de perfection et la réalité implique des réajustements réitérés, des reprises de décisions mal adaptées aux contextes eux-mêmes variant voire vicariants. Ces décisions bien souvent actualisées par un collectif sont prises dans la précipitation, dans l’urgence qui tend à se maintenir à l’état de permanence. Le temps de la réflexion, l’usage du moratoire, du délai de prise de recul est bien souvent un luxe devenant une rareté. L’éthique se trouve là en première instance ; par la prise de conscience que l’urgence ne peut être bien traitée dans la précipitation doublée du paradoxe qu’il ne faut pas perdre de temps. L’urgence temporalisée, tel un oxymore impossible et pourtant formatant la réalité quotidienne. Cette situation asymétrique est vécue par tous. Mais surtout au titre de soignant en mission sur les terrains les plus difficiles car soumis aux ambiances de menaces permanentes radicales, aux dangers constants, au feu de l’ennemi invisible ou bien dans les services d’urgences, de réanimation lorsque le patient « dévisse » tel l’alpiniste chutant sans répit possible. L’éthique alors se transmue en mystique du devoir. La mission professionnelle s’ajuste à des critères de choix multiples pour lesquels les seules bonnes décisions sont celles qui sont prises, sans retour, sans conditions de réversibilité, et dont le sens prend fondement au cœur même de l’action, guidé par l’esprit portant le collectif au sommet des individualités agissantes. Cette réciprocité de l’engagement apporte la synergie de solidarité au collectif. Et la force réside dans les liens qu’opère cette solidarité déployée dans l’espace et dans l’instantané.
Le dévouement comme discipline
La problématique de l’urgence véritable trouve sa résolution en l’esprit de cohésion dans l’engagement. Mais aussi dans la préparation à ces situations. Gestes mille fois répétés, accumulation d’expériences vécues dans la réussite comme dans l’échec ; la mort est-elle un échec pour la médecine ? Doit-elle être vécue comme telle par les soignants ? Comment gérer le professionnalisme et laisser parler la sphère émotive devant des situations aux proportions insoutenables ?
Le centre de gravité du positionnement éthique se trouve là : l’engagement de l’équipe médicale, portée par les qualités professionnelles et humaines des femmes et des hommes la constituant, les place au carrefour de diverses missions à savoir, sauver des vies, vivre le danger absolu lorsque l’infirmier ou le médecin en treillis félin est projeté sur le terrain en tant que soutien santé aux forces, vivre la sidération du choc de la perception devant l’état fragmenté de corps encore vivants, ressentir l’abattement face à l’échec toujours menaçant en bout de course une fois l’hospitalisation accomplie. Toute action médicale détermine un questionnement a priori et après-coup. Que représente-t-il ?
Une chose simple, un retour à la simplicité de l’essentiel ; être en co-respondance avec l’autre, élever son intensité d’action au niveau de l’attente, de l’intensification de la dernière espérance de la personne qui compte sur une équipe, une personne pour la sauver d’un péril absolu menaçant – la mort. Tout donner pour ne rien recevoir, seulement un merci, un regard, une visite plus tard, une personne debout, animée de paroles simples, de gestes épurés de toute fausseté d’apparence, mais pétris de la plus pure sincérité.
Mais avant cela, quel péril ! Une immensité de violence sans fin. Pour l’affronter, le dévouement comme discipline est l’unique condition de possibilité. La situation en miroir à cela correspond aux conditions éprouvantes par le niveau tragique des situations auxquelles doivent œuvrer les infirmiers, les chirurgiens, les médecins dans un mixte d’urgence, d’inquiétude, de stress, d’entrecroisement des tâches (le modèle de la ruche), d’engagement, de dévouement jusqu’à épuisement. La lutte contre la mort du combattant pris en charge par l’équipe ne laisse aucune place au temps de réflexion. Il faut agir vite pour sauver. La fatigue, l’épuisement peuvent empêcher de penser, rendant le présent « acéré », insaisissable car trop vite fuyant. Ces situations poussant les capacités humaines à l’extrémité du possible induisent l’advenue de sentiments, mêlés à la vue de l’insoutenable état de destruction du corps d’un homme qui quelques heures avant était un visage, une voix rencontrés au self. Une seule alternative : la réussite ou l’échec des interventions soignantes.
Lorsqu’au dramatique succède le tragique, la mort est là : le soignant reste, démuni face au vide laissé. Absence devant quoi la conscience du soignant est désormais déchirée ; les émotions saturent la sensibilité des soignants, telles que l’abattement, la sidération, la colère, la haine, la rage, les sentiments divers de culpabilité face à la famille. Ces sentiments induisent la fragilité, la vulnérabilité qui, mêlées ensemble, peuvent générer des fêlures dans la solidarité du groupe. L’échec au bout de la situation de l’urgence bien gérée par l’équipe soignante constitue comme un « crash » personnel pour chacun des membres de l’équipe, bien qu’il ne peut être attendu 100 % de réussite mais qu’il y a constamment 100 % d’engagement et un surplus d’expérience pour les suivants. C’est peut-être à cette situation limite que l’histoire de chacun, en ses dimensions personnelles et professionnelles, sa temporalité, ses vécus, ses croyances, ses états d’être portés au bout du corps et de l’esprit, peut donner lieu à une reprise du sens véritable des questions intimes car existentielles, sans cesse reposées : pourquoi suis-je ici ? Ai-je été à la hauteur de l’immense et intense travail accompli ? Comment appréhender l’acceptation des limites tout en les repoussant à l’extrême ? Comment revenir à la vie ordinaire ?
À l’action succèdent les émotions et leurs expressions. Elles sont nécessaires lorsque les mots manquent. Mais également, avec le temps, pourront être posés des mots sur les émotions indicibles. Il n’y a plus qu’elles qui restent et jouent un rôle essentiel dans la conservation de la vie, car les émotions naissant de l’âme animent le corps (anima signifiant l’âme) - Descartes (Méditations Métaphysiques, VI). L’idée est que les émotions permettent de retrouver une propre authenticité, une propre créativité ; l’émotion a un sens cosmique. Le cœur, en surpassant la raison, la redimensionne. Et le partage en équipe des vécus émotionnels lui donne force. L’on passe de l’esprit éthique au sens éthique. L’éthique est plutôt sentie que pensée.
Il est donc des tensions insupportables qu’un état d’esprit de communauté quasi-monastique permet d’atténuer non sans difficultés, à charge de grande noblesse éthique, de conviction quasi-religieuse (religere – relier) des devoirs à accomplir. Telle une mystique du devoir, mais sans héros. Le sens du souci de l’autre réside dans son appel qui donne l’injonction à la réponse qui le devance. La réponse vient avant l’appel par l’engagement éthique. Ce que le patient demande en son appel lui est déjà accordé par l’engagement inconditionné à donner tout, par la présence, par les compétences, par le sens de l’humain.
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