-
Revue de presse
Actualité de la recherche en éthique
Notre sélection des publications en bioéthique et en éthique du soin
-
Dossier
Épidémie, pandémie, éthique et société : se préparer, y répondre
Enjeux de préparation, de réponse et de prise en charge en situation d'épidémie
-
Fin de vie
Hors-série des Cahier : S’approprier les enjeux d’un débat
Un cahier spécial dans la perspective du débat national
-
cahier
Au coeur de la pandémie du coronavirus - Vivre, décider, anticiper
Cahier de l'Espace éthique/IDF consacré à la période mars/septembre 2020 de la crise du COVID
-
Réseau
Cartographie des structures d'Île-de-France
Un recensement des démarches pour permettre une mise en réseau
-
checklist
Créer et animer une structure de réflexion éthique
Un aide-mémoire à destination des animateurs et porteurs de projet d'une structure de réflexion éthique
-
magazine
Face à l'imprévisible
Parution du quatrième numéro du magazine Espace éthique
-
cahiers
Vulnérabilités psychiques - mobiliser la société contre l’exclusion
Enjeux épistémologiques, éthiques et politiques
-
TRANSMISSIONS
L'Espace éthique s’engage avec l’Éducation nationale
Diffuser la discussion éthique dans les lycées grâce à des ateliers et rencontres
texte
article
Nuremberg, conscience bioéthique et responsabilité du citoyen
"Il me semble que la question des expérimentations et du comportement des médecins sous le nazisme en général, découle de cette tension entre l’effacement de la valeur humaniste et la question de la nature du régime politique. La remise en cause, par et dans le cadre de cette dictature raciale, du fondement éthique de nature humaniste qui était défini par le serment d’Hippocrate, ouvrait la porte à tous les possibles dans la mesure où la médecine ne se pratiquait plus dans l’intérêt d’un individu."
Par: Raphaël Esrail, Ancien déporté, Président de l’Union des Déportés d’Auschwitz /
Publié le : 07 Novembre 2017
Intervention inaugurale du colloque « Nuremberg, l’irruption de la conscience bioéthique », organisé par l’Espace éthique / IDF 1le 0 octobre 2017 au Ministère des Solidarités et de la Santé
Comme tout un chacun, je me sens concerné par une actualité bioéthique qui nous questionne. La question de la conscience en ce domaine sera donc abordée ici, avant tout, dans une perspective historique, celle du procès de Nuremberg et, en ce qui me concerne, celle de la réalité des camps.
Durant les 11 mois que j’ai passé à Auschwitz, entre février 1944 et janvier 1945, je n’ai pratiquement pas eu de contacts avec la profession médicale allemande et pour cause : on évitait soigneusement ses représentants et lorsqu’on était amené à les croiser, c’était plutôt de mauvais augure… Cela situe d’emblée la situation de ce corps professionnel dans le camp, qui était du côté de la mise à mort, surtout pour les Juifs.
Pour introduire cette rencontre, j’ai formulé une problématique à partir de mon expérience de survivant et de ma connaissance historique sur les camps. Je précise que je parle surtout à partir de la situation du camp d’Auschwitz et de celle des Juifs, c’est-à-dire du génocide, les autres camps nazis font moins partie de mon propos bien qu’ils aient été également concernés par la question des médecins nazis et des expérimentations (à Buchenwald, Dachau, Ravensbrück, Natzweiler pour citer les plus importants).
On le sait, au procès de Nuremberg, la question des expérimentations a été primordiale. Mon propos ici est plus global. Quelques remarques au sujet du procès vont me permettent de poser un angle problématique qui porte notamment sur la question de la responsabilité des médecins.
La question de la responsabilité et la définition des valeurs
Je rappelle tout d’abord des données connues qui me semblent incontournables. A savoir : que la profession médicale allemande est l’une de celles qui a adhéré le plus fortement au nazisme et qu’elle était imprégnée d’une vision raciale de l’humanité ; que le procès de Nuremberg porte essentiellement sur la question des expériences menées sur des individus – qui étaient non libres, arrêtés souvent arbitrairement et qui étaient donc théoriquement non consentants ; que le nombre de médecins incriminés dans ce procès est dérisoire au regard de tous ceux qui ont sévi dans les camps nazis.
Ce qui me frappe dans ce procès de Nuremberg, c’est le refus de la part des accusés – au nombre de 23 - de reconnaître une quelconque responsabilité et le fait que ces médecins se mettent à l’abri ou du moins tentent de se justifier derrière des arguments assurément fallacieux, mais qui en même temps étaient pertinents puisqu’ils ont fortement gêné l’accusation.
Que disent-ils pour leur défense ? Je retiens surtout deux éléments, en relation l’un avec l’autre. Ils critiquent d’une part le serment d’Hippocrate qu’ils estiment dépassé en raison des avancées de la science. Je crois que là se situe d’emblée l’un des problèmes centraux ; par ailleurs, ils incriminent le pouvoir politique, totalitaire. Si on suit l’argumentation des médecins, l’effondrement des valeurs serait à mettre en lien exclusivement avec la nature du régime.
Ce qui est également frappant dans cette situation, c’est leur déclaration d’irresponsabilité. Nous sommes là confrontés, me semble t-il, à une mauvaise foi abyssale. Ils se servent du contexte politique pour dire qu’ils en sont dépendants ; ils affirment leur absence d’autonomie, donc de liberté. On fait donc le constat d’une abdication totale, à la fois celle de l’individu, du médecin, qui entraîne aussi leur profession. Globalement, à travers ce procès, les médecins se déclarent irresponsables. On le sait, un individu peut toujours dire « non », telle est l’expression de la liberté et le propre de l’Homme.
Il me semble que la question des expérimentations et du comportement des médecins sous le nazisme en général, découle de cette tension entre l’effacement de la valeur humaniste et la question de la nature du régime politique. La remise en cause, par et dans le cadre de cette dictature raciale, du fondement éthique de nature humaniste qui était défini par le serment d’Hippocrate, ouvrait la porte à tous les possibles dans la mesure où la médecine ne se pratiquait plus dans l’intérêt d’un individu. Les mots du registre humaniste (« compassion », « solidarité » etc.) étaient éjectés du champ médical. La référence à l’Homme n’y est plus.
Si l’humanisme n’est plus le fondement, quelles sont leurs « nouvelles » références ? On peut tenter d’approcher ce fondement nazi à travers le prisme des camps et de celui d’Auschwitz en particulier. Préalablement, il est à noter que les médecins n’ont pas avancé une défense reposant sur le concept de « race » ou « peuple » alors même que ces concepts, d’inspiration nazie dans leur facture, ont été au fondement de leur action. Pourtant, il semble que l’on puisse faire un lien entre l’idée de la prééminence d’un collectif, le Volk, le peuple allemand, aryen, et l’acceptation, l’adoption d’un nouveau principe qui est central au nazisme, celui de négation de l’individu au profit justement du collectif – une négation dont on peut imaginer qu’elle ouvre elle-même sur celle de l’Homme. C’est cette négation, qui se manifeste dans les expériences. L’individu ne compte pas. La négation de la dimension de l’individu chemine avec la déficience de l’éthique médicale.
A Auschwitz – Birkenau, la négation est poussée à l’extrême. Dans ce lieu d’assassinat des Juifs, le statut des personnes qui entrent dans la structure concentrationnaire est différent de celui des déportés dans les camps en Allemagne : les Juifs sont en sursis, dans le cadre du génocide, ils sont tous des condamnés à mort. En face des médecins, il n’y a donc que des morts potentiels, bref un « matériau », des cobayes par milliers.
Et pour ce qui est de la question de la responsabilité des médecins en ce lieu : Auschwitz-Birkenau est fondamentalement un lieu d’assassinat et c’est cela LE contexte ; et on ne peut l’ignorer lorsque l’on vient là en tant que médecin. Toutes les actions professionnelles sont ensuite déterminées par ce contexte. Une fois que l’on agit dans cet univers-là, toutes les actions sont viciées par la nature originelle du lieu. Aucune défense n’est plus possible. Mais c’est justement cette question du « contexte » que les médecins rejettent et refusent d’assumer, comme s’ils n’avaient pas agi dans le cadre des camps, sur des individus non libres, contraints.
Néanmoins, on voit aussi le lien entre leur irresponsabilité affirmée quant aux valeurs ET la définition des valeurs qui régissent une société : ce n’est donc pas le médecin qui définit la valeur. Dès lors, apparaît l’importance absolument primordiale de la nature du pouvoir ; et je crois que l’on comprend mieux, en cette matière, que l’on a tout intérêt à ce que le pouvoir soit plutôt de nature démocratique…
Sélections à Auschwitz et construction de l’irresponsabilité des médecins
Pour ce qui est maintenant des « sélections » à Auschwitz-Birkenau, elles étaient l’une des « activités » des médecins pour laquelle ils n’ont pas été incriminés, me semble t-il, activité qui vient à côté des expérimentations (notamment sur le sang, la gémellité, la stérilisation). Le domaine des soins prodigués par des médecins SS ne concernaient évidemment que leurs homologues SS ; pour les Juifs, on connaît la figure de médecins déportés, Juifs en général, qui ont aidé comme ils le pouvaient leurs camarades (le professeur Waitz en est un exemple éminent) ; ces médecins juifs avaient peu de moyen mais apportaient à leurs camarades déportés une aide psychologique importante.
A travers les « sélections », se pose la question de la participation des médecins SS au génocide. On sait leur rôle dans le « programme T4 », assassinat en Allemagne de personnes notamment handicapées et d’autres considérées par les nazis comme malades ou déficientes, programme qui fut un préalable à l’assassinat par le gaz de la population juive d’Europe.
A Auschwitz, en opérant des « sélections » entre les déportés lors de l’arrivée des convois ainsi que dans les Reviers, ils participent, de fait, à la machine de mort mais en même temps ils peuvent masquer leur action derrière l’argument du « travail forcé ».
L’Album d’Auschwitz, cet album de photos prises par les SS à l’arrivée des convois de Juifs hongrois au printemps-été 1944, atteste du rôle donné au travail forcé dans la construction de l’irresponsabilité. Les légendes qui accompagnent les photographies indiquent deux groupes parmi les Juifs : les inutiles et les utiles. Les inutiles sont les enfants, les femmes avec des enfants, les handicapés, les personnes âgées. Le sujet du travail ou de l’utilité apparaît donc comme un motif. Les médecins ne participent pas directement à l’assassinat, ils ne feraient donc que choisir des personnes valides. Je rappelle qu’eux-mêmes, à l’arrivée des convois, font leur « petit commerce » mettant de côté les individus qui les intéressent (jumeaux, nains, notamment).
Pour ce qui est des « sélections » dans les Reviers : le motif du travail forcé est encore avancé.
On le sait, c’est dans ce contexte que les médecins SS ont inspiré la plus grande terreur puisque les déportés qui subissaient la « sélection » savaient qu’une partie d’entre eux allait être envoyée à la chambre à gaz. Les médecins y « choisissent » des personnes qui selon eux ne sont plus capables de travailler, constituant ainsi un groupe de condamnés à mort.
A ce sujet, Adélaïde Hautval (non juive, déportée en janvier 1943) cite l’existence d’un document qui devait être rempli par le médecin à l’issue d’une « sélection »[1]. En substance, il était formulé ainsi : « telle personne est atteinte de telle maladie et est incapable de travailler » : il s’agissait là de l’arrêt de mort « officiel » d’une personne. Les médecins SS invitaient leurs « confrères déportés » à le signer, faisant d’eux des complices. Je vois là une autre manifestation pour construire l’irresponsabilité.
Pour conclure, il me semble cette histoire, celle des camps, celle aussi révélée par le procès de Nuremberg, montre que l’on ne peut fonder un système sur l’espérance de la vertu des hommes, cela aussi bien dans la dimension individuelle, celle du médecin, que dans l’exercice collectif de la profession, cette dernière ne constituant pas, semble t-il, un rempart. Je suis peut-être peu optimiste, mais il faut se souvenir aussi que je suis passé par Auschwitz…
Le domaine médical a un pouvoir important dans la société, de par le savoir scientifique et le pouvoir de soigner. Mais je crois que la force éthique de la profession dépend du pouvoir politique, démocratique bien sûr, qui seul semble capable d’être garant des valeurs. Face à l’oppression, il y aura toujours des individus résistants, mais de par les enjeux que présente cette profession (notoriété, intérêts financiers, etc.), elle peut être « colonisable » par des idées non humanistes. Permettez moi cette citation, très connue, extraite du Pantagruel de Rabelais : Science sans conscience n’est que ruine de l’âme. Mais qui définit la « conscience » et qui a la force de l’« appliquer » ?
Je termine mon propos en ouvrant sur une question contemporaine qui me tient à cœur, du fait de mon âge sans doute : celui de la prise en compte des personnes âgées. Notre société est actuellement confrontée et va l’être de plus en plus, au vieillissement : le nombre de personnes dépendantes est en augmentation. Des relents de pensée nazie peuvent-ils se glisser là ? Je ne sais. Il y a là un défi, et l’on verra avec quelle humanité nous sommes capables d’y faire face.