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Pas vraiment la mort, mais plus non plus vraiment la vie
Les états végétatifs prolongés, pathologies hors du commun, qui ne s'inscrivent pas dans un schéma classique évolutif : une période de soins qui déboucherait sur une amélioration attendue. Témoignage d'une ergothérapeute.
Par: Frédérique Petitpré, Ergothérapeute, hôpital Maritime de Berck, AP-HP /
Publié le : 17 juin 2003
Texte extrait de La Lettre de l'Espace éthique n°15-16-17-18, 2002. Ce numéro de la Lettre est disponible en intégralité en suivant le lien situé à la droite de la page.
À l'ouverture du service, le choix était délibéré de prendre en charge ces patients particuliers, mais aussi de venir en aide aux familles dont nous n'avions que l'idée de la détresse. Au fil du temps, pour avoir vécu auprès des uns, les patients, et des autres, les proches, cette idée que nous avions est devenue une profonde conviction.
Un interminable toujours
Il s'agit bien d'une pathologie hors du commun, qui ne s'inscrit pas dans un schéma classique évolutif : une période de soins qui déboucherait sur une amélioration attendue.
Après l'incompréhension, la désinformation parfois, il faut affronter avec les proches le verdict implacable : "pas vraiment la mort, mais plus non plus vraiment la vie." L'idée d'une absence pour un interminable toujours, pensée insupportable quand la coutume fait plutôt rimer toujours avec amour...
Aujourd'hui, il n'est plus question pour nous de la seule obligation d'assurer des soins "objectifs" mais du réel souci de prendre en charge, de façon globale, un individu et ses proches, appréciés dans leur contexte, leur histoire particulière. Ceci, dans le respect de la dignité humaine et la volonté d'aider un système familial totalement bouleversé à évoluer vers un nouvel équilibre.
L'observation des rapports entre patients et proches a achevé de nous convaincre du bien fondé de nos résolutions et a considérablement facilité notre façon d'appréhender la prise en charge.
Le sens : une victoire volée sur l'insupportable
La compréhension de ce qui anime ces familles passe par la reconnaissance avec elles de la vie qui habite toujours leur proche. Et il n'est pas nécessaire de passer des heures auprès d'elles pour assister à des manifestations troublantes qui balaient les certitudes des plus portés sur la technique. Comment rester insensible à la tendresse manifeste d'une femme pour son époux dont le corps déformé, torturé, n'a plus rien à voir avec le jeune homme des photos sur la table de nuit ? À ces mères qui, à l'âge de choyer des petits-enfants, se retrouvent à veiller comme aux premiers jours ?
Bien que condamnés, ils sont vivants, c'est une évidence, mais surtout ils sont présents, réagissant à toutes les stimulations, sensibles à ce qui semble leur être agréable. Et ils existent. Ils existent toujours au sein d'une famille, d'une histoire, comme en témoigne tout ce que ces familles mettent en œuvre pour faire mentir la médecine...
Dès lors que nous acceptons de nous laisser aller à plus de compréhension et d'abandonner nos visions techniciennes, nous donnons un sens, une signification, à tout ce que ces proches manifestent à travers leurs visites en famille, leur omniprésence, parfois aussi leur absence ou leur fuite.
Ils envahissent la chambre d'objets personnels, de lettres et de photos où les enfants continuent de grandir...
Ils rivalisent d'énergie pour stimuler, pour communiquer avec leurs propres moyens. Ils touchent, ils caressent, ils parlent... Ils parlent beaucoup. Ils pleurent aussi parfois, toujours discrètement, pudiques, et se veulent rassurants.
Leurs reproches, adressés au service à défaut d'autre interlocuteur, pour des raisons qui nous paraissent futiles ou injustifiées, ne font que traduire la nécessité pour certains de désigner un responsable à leur malheur, un coupable d'une telle injustice.
Leurs revendications témoignent des espoirs qu'ils nourrissent, de la nécessité qu'ils ont de vivre encore un instant de présence... Les réponses tombent, parfois cinglantes : " c'est impossible, c'est un réflexe, il ne peut pas ... "
Ils ne se sentent pas assez écoutés, pas compris, alors qu'ils ont tellement raison ! Nombre d'entre nous ont assisté à des transformations impressionnantes à l'écoute d'une voix familière ! Ils ne demandent pas grand-chose, sinon autre chose qu'un jugement définitif, péjoratif, qui leur interdit le plus petit espoir. Sachons comprendre avec eux que toute manifestation, même la plus minime, est une victoire volée sur l'insupportable absence.
Il ne s'agit en aucun cas de considérer ces revendications comme des caprices que nous daignerions accepter. Tout ce que nous pouvons faire pour eux, au-delà des soins objectifs, n'est plus du domaine du luxe.
Maintenir l'existant
C'est dans cet esprit que nous attachons une attention particulière à l'apparence des patients, que le plus souvent possible ils sont habillés, pour certains d'entre eux installés au fauteuil roulant. On ne peut pas prouver que cette installation soit d'un intérêt majeur sur le plan médical, mais il s'agit d'une demande expresse de la famille. C'est pour elle le moyen de ressentir, par un acte concret, un geste encore utile et positif pour le malade : le sortir de son lit, de la chambre, l'éloigner des bruits et des odeurs de maladie... L'habiller, lui redonner une apparence de vivant. Se promener avec lui, retrouver une vie sociale, des contacts avec les autres...
Au-delà de l'espoir, toute demande des familles et des proches a une signification : c'est la recherche d'une concrétisation, de la preuve matérielle qu'il y a toujours quelque chose à faire pour le maintenir non seulement vivant, présent, mais " existant " C'est agir toujours pour lutter contre la notion de " mort-vivant ", trop souvent dite et écrite, pour garder la force de continuer malgré le temps qui passe et qui ne voit rien évoluer.
Après 5 ans de travail auprès de ces personnes, nombre de questions se posent toujours sans trouver de réponse. Dans le doute, abstenons-nous de juger d'une opinion tranchée, de condamner les proches au désespoir par un jugement négatif, et exigeons pour eux tous des conditions de vie dignes du statut qu'ils conservent.
Parce que le devoir professionnel ne peut faire l'économie du devoir moral. Et parce que toutes ces familles nous le demandent.