« Il n’y a qu’un problème philosophique vraiment sérieux : c’est le suicide. Juger que la vie vaut ou ne vaut pas la peine d’être vécue, c’est répondre à la question fondamentale de la philosophie. »
Albert Camus, Mythe de Sisyphe
La mort par suicide laisse peu de place à l’indifférence des vivants. Elle convoque tous les pourquoi : celui de l’irruption violente de la mort d’une part, qui nous rappelle à cette finitude inévitable ; mais surtout celui de cet acte, posé là, et dont les déterminants ne sont pas transparents et sont discutés par ceux qui restent avec cette question lancinante : pourquoi cet être n’a-t-il plus voulu vivre ?
Au moment où nous entamons collectivement le débat d’une législation sur le suicide assisté, la question des motivations à mourir se reformule. Il y aurait des demandes de mort dont la société reconnaîtrait la légitimité et ouvrirait à un « droit à mourir », et inversement, des motifs non reconnus comme acceptables socialement. Il s’agit donc de penser cette frontière, sachant qu’une fois tracée, elle pourra éventuellement se mouvoir, se déplacer et se reconfigurer au gré du temps.
Le détour par le temps long peut alors offrir une respiration salutaire pour penser ces contours. En effet chaque société, chaque culture, tente de répondre à cette question, avec, selon les moments historiques, une tolérance plus ou moins grande et une reconnaissance de la légitimité de cet acte, dans certaines conditions ou selon certaines motivations.
La société antique a été particulièrement tolérante à l’égard du suicide et a participé à mettre en place le topos littéraire du suicide comme mort héroïque, digne de louange. Ainsi dans la Mythologie, de nombreux personnages se donnent la mort. On peut citer Didon, reine fondatrice de Carthage, s’immolant par le feu pour éviter un mariage, ou encore Jocaste, la mère et épouse d’Œdipe, qui se pend lorsqu’elle découvre son inceste. Les chroniques des historiens romains rapportent aussi de façon bienveillante les suicides des généraux ou personnages politiques devant leur défaite. Le suicide apparaît comme une façon de sauver son honneur, de se soustraire à l’injustice d’un outrage ou à l’ignominie de la condamnation. Il est un idéal de noblesse, de grandeur d’âme et de liberté, ayant valeur d’exemplarité.
Le christianisme marque un changement de paradigme. Durant les premiers siècles, l’Eglise demeure ambivalente à l’égard du suicide des martyrs qui pérennise l’idéal antique en inspirant l’admiration et les conversions. Néanmoins le changement est perceptible : il s’agit moins désormais de fuir le déshonneur que de retrouver le royaume de Dieu. La vie séculière étant par essence haïssable, le suicide est alors un acte de foi : il donne à voir l’Espérance chrétienne de la vie après la mort et du Royaume de Dieu. Saint Augustin, dans sa controverse avec les donatistes qui encourageaient ses adeptes à se jeter des falaises, donne un coup d’arrêt brutal à cette tradition en condamnant fermement la mort volontaire. Saint Thomas d’Aquin terminera d’achever le suicide héroïque en faisant de lui un acte contre nature.
Bonne mort, temps et répression
Le Moyen Age et la première modernité ouvrent alors une période de condamnation et de répression à l’égard du suicide. Désormais, la bonne mort est agonique, offrant le temps au mourant de recevoir l’extrême onction et d’être entouré de ses proches. On craint avec horreur la mort rapide, violente ou dans son sommeil, qui nous priverait de la salvation. Le suicide devient un crime d’impiété : aucune motivation ne peut le justifier. Le désespoir ou la folie sont perçus comme un doute sur la Miséricorde divine et à ce titre sont des vices imputables au Malin. Le suicide est la preuve d’une faiblesse d’âme qui a fléchi devant les attaques du doute. Il est le stigmate de la rupture avec Dieu qui est rejoué par la communauté dans l’exposition des cadavres des suicidés, la mise en scène de leur jugement et leur ostracisme des cimetières chrétiens. La ritualisation de cette condamnation permet de réaffirmer et rétablir la vision transcendantale de l’ordre du monde que le suicidé a troublé.Les Lumières ouvrent une brèche. Plusieurs philosophes s’opposent alors à l’idée que le suicide entraverait l’ordre social du monde. Selon Hume, se donner la mort est une conséquence des pouvoirs et des capacités que Dieu a offerts à l’homme et, à ce titre, est aussi légitime que l’agriculture. Parallèlement, cette critique s’accompagne d’une moindre répression dans les pratiques. Le suicide est décriminalisé dans la Constitution de 1791 et sa condamnation n’a pas été rétablie dans le code Pénal de 1810. Le désenchantement du monde ouvre la voie à une autre vision du suicide qui va alors être investi par deux jeunes disciplines en devenir : l’aliénisme – ancêtre de la psychiatrie - et la sociologie. Le suicide devient, dès lors, un symptôme.
D’abord, il est le symptôme d’un corps qui dysfonctionne et d’une âme en souffrance. La médecine aliéniste rétracte les motivations du suicide au Sujet seul : son mal être ou sa folie. Elle individualise la question du suicide en l’inscrivant dans l’histoire et l’intimité du Sujet et semble vouloir - dans un premier temps - l’extraire du social. Cette médicalisation progressive du suicide tente de sortir de la dichotomisation classique, louange et glorification d’une part ; blâme et criminalisation d’autre part. Le suicidant n’est plus un criminel à condamner, mais une personne en souffrance à soigner, à protéger de lui-même. Cette approche subjective a alors été vivement critiquée par la sociologie de Durkheim puis d’Halbwachs qui font du suicide un fait social total, symptôme – cette fois - d’un fonctionnement plus structurel qu’individuel.
Ainsi, dans les deux cas, le suicide apparaît comme la marque d’un asservissement du Sujet. Privé de son libre arbitre par la mélancolie ou par des déterminismes sociaux qui le dépassent, le suicidé est soumis. A ce titre, la dernière modernité ne semble pas avoir dérogé à la longue histoire du suicide. Celui-ci conserve son potentiel fantasmatique et intolérable qui oblige la société à le prévenir et à sauver l’individu de cette condition. Tout comme la société antique ou le monde médiéval, notre vision contemporaine des motivations du suicide raconte quelque chose de notre façon de faire lien, de faire société et des craintes sociales qui nous traversent : l’inégalité et l’asservissement.
Comment penser le suicide assisté dans cette longue histoire ? Que racontons-nous de nous-même ? S’agit il d’un sursaut pour tenter de réaffirmer la puissance du Sujet à s’autodéterminer ? S’agit-il d’une hérésie démocratique qui voudrait faire oublier la vulnérabilité sociale ou psychique au cœur de la demande de mort ? Les débats éthiques que soulèvent le suicide assisté rendent compte de la tension au cœur du travail démocratique : autodétermination du sujet et transformation de notre rapport à l’altérité et à la vulnérabilité.