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A propos de l’occultation de la mort

"Dans nos sociétés la mort se vit intimement comme un échec, même la maladie devient délinquance au paradigme de la prévention."

Par: Régine Benveniste , Psychiatre, psychothérapeute, Paris /

Publié le : 22 juin 2023

Entre occultation et renouveau de la mort, aujourd’hui la mort s’évoque rarement comme un phénomène dont chacun a une expertise à vivre et à penser. Elle se considère en tant qu’un fait divers extérieur à soi, une catastrophe repoussée vers la tragédie des autres. Elle s’associe peu à la nature intime et dramatique de sa propre histoire. La représentation incarnée de la mort s’évite, le corps se défend de tout signe annonciateur, le travail de deuil d’où émerge la vie, s’évacue vers la production d’une belle histoire de vie. Ce néo-récit se rapproche plus de faits de consommation et de production, que du rôle cathartique et symbolique d’un récit sur notre destin commun. La personne esquive sa finitude, et produit des images de sa vie plus qu’elle ne l’incarne. La menace du tragique encourage des attitudes d’évitement et de maitrise et instrumentalise notre propre vie. Le mouvement de vie se trouve alors renversé, par rapport au deuil, réel ou symbolique, où c’est l’appui sur la sensibilité à notre vulnérabilité même (« vivre son mourir ») qui nous permet de faire résilience et résistance du niveau individuel au niveau collectif.
Dans nos sociétés la mort se vit intimement comme un échec, même la maladie devient délinquance au paradigme de la prévention. En évacuant la prise en compte de sa mort, la personne passe à côté de l’opportunité de transformer sa faiblesse en force, et sa vulnérabilité en puissance de vie. La mort se loge dans un inapprochable plein d’émois et se contourne comme innommable. La peur de la perte de soi oublie que notre identité prend forme aussi après notre mort. Des représentations bien ancrées contournent la mort « je n’ai pas peur de la mort, mais de la souffrance ou de la dépendance » et produisent la souffrance de l’impossible représentation de sa propre souffrance.  L’art de la vie n’émerge plus tant il est envahi par l’impossible deuil d’un soi actif, soumis à la contrainte de production de belles images jusqu’à la consommation de soi. Entre humilité et humiliation, approcher la mort, le soi et l’altérité, se met en tensions paradoxales avec fuir devant la menace et figer toute représentation de sa propre mort.

Au niveau collectif, la mort en nombre semble définir de nouveaux territoires d’inégalités. Elle dévoile des cataclysmes qui arrivent à partir de dérèglements, aléatoires, ou précipités par l’intervention humaine, sur nos équilibres écologiques, économiques, sociaux ou sociétaux. La mort des sans chez soi à un âge précoce, les féminicides, les enfants disparus, les victimes d’attentats et de guerres … renvoient souvent à un sentiment d’anéantissement et d’oubli. Cette mort délimite des territoires d’inégalités où il ne s’agit pas de différences mais bien d’invisibilisation de population, par oubli jusqu’à l’invisibilisation politique. 
La mort est un destin commun mais nous y arrivons par des trajectoires différentes. La mort en nombre oblige à la reconnaissance des droits des personnes, mais nul ne peut être privé de son humanité et privé de ce chemin de résistance et d’autonomisation. L’invisibilisation de la mort et son interdit de deuil banalise une violence et légitime l’exercice d’un pouvoir qu’il soit celui du « faire mourir », du « laisser mourir » ou de « la personne jetable ». La prise en compte de la mort, ouvre le questionnement éthique et le chemin de deuil. Elle ébauche à la source du politique un contrat social fondé sur nos précarités radicales communes et mutualise nos solidarités. Si le « je » parle de la mort alors le « je » parle de la vie, et le « je » devient politique.

A propos de ce texte

Ce texte est tiré du document Fin(s) de vie : s’approprier les enjeux d’un débat publié en mars 2023 par l'Espace éthique/IDF dans le cadre du débat sur la fin de vie