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A quoi tenons-nous ?

Par: Anne-Lyse Chabert, Philosophe, Département de recherche en éthique, Espace éthique région Île-De-France /

Publié le : 07 Mai 2020

Une panique générale

- « Qu’est-ce qu’il y a papa ? »
- « Rien mon garçon. Je ne sauverai pas le monde mais j’ai beau ne pas le sauver, je peux du moins te désapprendre la peur, t’aider à ne pas hésiter le jour où il te faudra choisir entre avoir du courage ou avoir une machine à laver. T’apprendre surtout pourquoi il ne faudra jamais prononcer les mots de Caïn, et que, coûte que coûte, il te faudra rester le gardien de ton frère, quitte à tout perdre. J’ignore d’où tu me lis, ni de quel temps. Temps de paix ou temps de guerre ? Temps des humains ou temps des machines ? J’espère simplement que ton présent est meilleur que le mien. Nous nous sommes enterrés vivant et nous nous sommes privés des gestes de l’ivresse : embrassades, accolades, partages et nul d’entre nous ne peut sécher les larmes d’un ami. Mais si ton temps est pire que celui de ton enfance, si en ce moment même où tu me lis tu es dans la crainte à ton tour, je voudrais par cette lettre te donner un peu de ce courage dont parfois j’ai manqué et repensant à ce que nous nous sommes si souvent racontés, que tu te souviennes que c’est la bonté qui est la normalité du monde. Car la bonté est courageuse, la bonté est généreuse et jamais elle ne consent à être comme une embusquée qui à l’arrière vit grâce au sang des autres. Ceux qui font la richesse du monde, nul ne peut expliquer leur grandeur. Donne du courage autour de toi et n’accepte jamais ce qui te révulse. (Wajdi Mouawad, Journal de confinement 28, lundi 13 avril 2020)

C’est à son fils que s’adressent ces quelques mots de Wajdi Mouawad, dramaturge et metteur en scène franco-libanais, les premiers jours de ce confinement. Le poète nous rappelle à tous en prononçant ces mots, cette condition première à observer quoiqu’il arrive : protéger à tout prix mon prochain, c’est-à-dire être prêt « à tout perdre » pour lui. Qu’est-ce à dire ? De quoi notre façon de vivre nos temps modernes, et tout particulièrement les temps du confinement que nous traversons actuellement, témoigne à ce propos ?

Une chose m’a frappée les premiers jours de cette réclusion volontaire : une panique générale s’est emparée de nous. Bien sûr, à différents niveaux, chacun avait plus ou moins de raisons de craindre pour sa propre vie, ou pour la vie de ses proches. Mais dans les premiers temps de ce semblant de débâcle, est-ce un virus au moins aussi virulent que le covid qui nous a tous saisis au point que nous ne sachions plus distinguer l’essentiel de ce qui ne l’était pas pour nous ? Dans ces situations d’affolement et de dispersion générale, dois-je me laisser happer par ma peur, ou à l’inverse avoir la force d’y résister en me demandant ce qui compte vraiment dans ma vie, ou ce que je peux laisser derrière moi ?

Car la bonté est courageuse, la bonté est généreuse et jamais elle ne consent à être comme une embusquée qui à l’arrière vit grâce au sang des autres. Ceux qui font la richesse du monde, nul ne peut expliquer leur grandeur.

Wajdi MouawadDramaturge et metteur en scène franco-libanais

Je me souviens dans ces quelques jours d’attente angoissée qui précédaient la décision gouvernementale du confinement, avoir lu un texte qui semblait immédiatement remettre ses lecteurs à leur place comme il l’avait fait me concernant. L’auteur, un médecin de la Pitié-Salpêtrière, Gilbert Deray, semblait interrompre en quelque sorte la chaîne folle dont nous étions tous les aboutissants les uns des autres. L’inquiétude de ce médecin portait sur certains de nos comportements qui n’émergeaient qu’à cette occasion, et qui trahissaient déjà quelque chose de terrifiant dans notre façon de vivre les uns avec les autres : un individualisme forcené se déployait, entre autres à travers la paranoïa de constituer des stocks obscènes de nourriture, ou de se voler du matériel de protection sanitaire les uns aux autres ; il insistait également sur l’isolement mortifère dans lequel nous avions plongé nos aînés d’un si facile revers de la main sous des précautions de « sécurité », en feignant d’oublier qu’on pouvait aussi mourir de solitude. En nous focalisant exclusivement sur le covid par ailleurs, nous nous détournions des enjeux du quotidien au moins aussi graves qui continuaient à tourner parmi nous.
Car même si ce confinement établissait une certaine égalité entre nous tous qui allions le vivre au même moment, nous n’étions pas confinés dans les mêmes conditions. Bien souvent, l’effet des plus légers déséquilibres des uns entraînerait inévitablement des déséquilibres bien plus préjudiciables pour les autres, mesurant aussi en cela la dépendance de nos besoins primordiaux à des tiers. Jamais par exemple dans mon cas tout particulier de personne lourdement handicapée au niveau moteur, les circonstances ne m’ont rappelé avec autant d’acuité cette grande fragilité : je dépendais des autres pour réaliser le moindre geste de la vie quotidienne, y compris et essentiellement les actes vitaux comme celui de boire, de manger, d’aller aux toilettes, de me laver et de m’habiller avant d’affronter une nouvelle journée.

L'amour d'être là

Quand une Montgolfière perd dangereusement de l’altitude, la décision la plus prudente est de lâcher du lest. Si l’on tisse une analogie avec la situation de détresse particulière à laquelle nous avons et nous sommes toujours collectivement confrontés, que choisissons-nous de garder en premier lieu ; de quoi pouvons-nous au contraire nous séparer sans trop craindre pour nos équilibres immédiats, mais aussi pour nos équilibres à venir ? En d’autres termes, à quoi tenons-nous ? Qu’est-ce qui donne à nos yeux un réel prix à notre existence ?
En dehors de ma propre personne, il y a bien évidemment l’amour des miens, de mes très proches, de mes plus ou moins lointains - bref de tous ceux qui constituent dans sa plus grande partie le monde humain qui m’entoure - qui me porte et me permet chaque jour de m’élancer vers le monde. Et puis il y a tous ces grands principes qui jalonnent ma vie, ces tenants qui me tiennent tout autant que j’y tiens, et qui font déjà et feront que je trouverai à chacun de mes lendemains la force, et même la saveur de vivre une nouvelle journée que je rendrai mienne, simplement pour l’amour d’être là.

Quand un quidam – l’un de ceux que nous avons désigné après la Seconde Guerre mondiale comme un Juste – cachait des juifs, souvent des enfants d’ailleurs, n’était-il pas complètement fou d’un certain point de vue de mettre en péril sa propre existence ainsi que celle de toute sa famille, pour préserver la vie de quelqu’un qu’il ne connaissait même pas encore la plupart du temps ? Quel principe pouvait donc animer le renouvellement de cette aide inattendue ?
Sans doute que d’un autre point de vue, celui qui ne prête pas égard aux misères de l’autre – et donc aux misères qu’il s’inflige en retour à lui-même, même de manière invisible –, manque sa vocation première : l’être humain est un être toujours habité par l’appel du prochain, constamment interpelé par un déséquilibre entre la situation d’une force qui interagit avec la détresse qui lui fait face. Wajdi Mouawad insiste à ce titre sur le récit de Caïn dans la Genèse : non seulement il me faudra rester envers et contre tout le gardien de mon frère, mais c’est surtout dans la vigilance permanente de l’éventuelle sollicitation de ce dernier qu’il me faudra demeurer, et ce sans jamais déserter cette veille.
C’est peut-être cet oubli dont il m’a semblé affronter les contours ces dernières semaines, en particulier dans les premiers temps qui ont suivi ce chaos initial. Dans cette première phase de tumulte où aucun de nous ne savait de quoi son futur proche serait fait, peut-être fallait-il simplement marquer un temps d’arrêt, accueillir un moment de sidération, tout désagréable soit-il, avant même d’être prêt à traverser cette épreuve ?

Wajdi Mouawad insiste à ce titre sur le récit de Caïn dans la Genèse : non seulement il me faudra rester envers et contre tout le gardien de mon frère, mais c’est surtout dans la vigilance permanente de l’éventuelle sollicitation de ce dernier qu’il me faudra demeurer, et ce sans jamais déserter cette veille.

Nos quotidiens devaient être repensés, bouleversés, réaménagés. Mais quelles sont les priorités qui orienteraient ma vie, puisque c’est à cette occasion que j’étais obligé de les « dé »-couvrir, en leur donnant dans le même temps la préférence sur les autres, ces autres dont il ne m’était plus possible de surcharger inutilement ma nacelle ?

Même si de belles solidarités bien souvent inattendues ont émergé de cette épreuve, ce minuscule virus révèle effectivement les immenses fragilités et fractures de notre société mondiale : comment reconsidérer notre vivre-ensemble, en reconsidérant également dans le même temps notre capacité à l’abolir sans autres formes de procès ? N’est-ce pas au fond notre manière d’être-au-monde elle-même qui doit faire question ?

Tout dépend de la sphère dans laquelle on se place : là où l’homme n’est qu’un être de besoin, de survivance, qu’un appendice de darwinisme auquel rien ne permet de voir plus haut que lui – même pas la plupart du temps un vague sentiment de religiosité –, il se situe de facto dans un monde à la transcendance à jamais perdue. Mais si la bonté est bien la « normalité » du monde comme le dit l’auteur en exergue, elle ne peut qu’émaner d’un accomplissement des forces de résistance et de persévérance qui la précèdent. Que la question du « qu’est-ce qui se passe ? » ne nous fasse jamais défaut. Et que notre pensée à chacun inaugure une première réponse devant les chemins de traverses qu’il nous faudra patiemment apprendre à reconstruire.