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Ronald Dworkin : prendre les droits au sérieux et interroger le droit individuel au suicide médicalement assisté

Texte présentant les positions, réflexions et argument de Ronald Dworkin sur le suicide médicalement assisté, à travers notamment une analyse de sa perception du libéralisme politique.

Par: David Smadja, Professeur de philosophie à l’Espace éthique, AP-HP /

Publié le : 14 Septembre 2004

Texte extrait de La Lettre de l'Espace éthique , n°12-13-14, été-automne 2000. Ce numéro de la Lettre est disponible en intégralité en suivant le lien situé à la droite de la page.

 

L'homme

Diplômé de Harvard et de Oxford, Ronald Dworkin fût avocat et professeur de droit à l’Université de Yale durant les années soixante, puis professeur de Jurisprudence à Oxford. Il est actuellement professeur de Droit et de Philosophie à New York et à Oxford. Il a publié de nombreux articles dans des revues juridiques et philosophiques comme la New York Review of Books. Ses principaux ouvrages sont Prendre les droits au sérieux (Taking right seriously, 1977), A matter of principle (1985), Freedom’s law (1996). En 1997, il a pris position dans le débat public à propos de la controverse constitutionnelle autour du suicide médicalisé et du jugement de la Cour suprême des États-Unis.

 

Au fondement du libéralisme politique : la question des droits individuels

Les institutions américaines doivent à leur structure d’équilibre des pouvoirs entre le Congrès et la Cour suprême, l’émergence de la question des droits individuels et moraux, notamment à travers la reconnaissance et l’invocation toujours actuelle du premier amendement, de la clause de la procédure légale régulière et de la clause d’égale protection des lois. La voix distincte de Ronald Dworkin résonne à partir de ce contexte d’où il fait entendre une théorie nouvelle du libéralisme et des valeurs primordiales qui le fondent – défense des libertés individuelles contre l’État – retrouvant la trace d’un droit individuel, au sein même de l’événement et des discours politico-juridiques qui en constituent la trame. Un tel droit irréductible, loin de constituer l’aune abstraite et métaphysique à laquelle on pourrait mesurer la légitimité des lois positives, s’affirme au contraire de manière immanente et résulte d’une bonne compréhension de la convention, de la règle et de la pratique judiciaire – indépendamment de toute forme d’élitisme moral. Pour se faire, il importe de combattre les préjugés définis comme « (…)des postures de jugements qui mentionnent des considérations exclues par nos conventions. »

Mais comment penser un tel droit sans se départir de la règle positive et invoquer de mythiques normes abstraites ou une référence confuse au règne des convictions particulières ? À travers la justification d’un pouvoir des juges bien compris, l’enjeu se dessine de défendre le « constitutionalisme », théorie publiée et reconnue, selon laquelle il convient d’imposer des limites au pouvoir politique de la majorité afin de protéger les droits individuels. Cependant, en prônant le contrôle de constitutionnalité, Dworkin indique encore le décalage existant entre la légitimité intuitivement ressentie de jugements voués à défendre l’individu dans ses droits et les théories disponibles impuissantes à en fonder la prétention. Il s’ensuit l’examen minutieux des revendications effectives des individus conjuguées aux décisions judiciaires inscrites dans l’histoire récente des États-Unis – en rapport avec la conscription, la discrimination, l’obscénité… – afin de juger leur respect du droit individuel, droit dont la liberté d’expression constituera le modèle privilégié.

Égalité de respect et d’attention

Ainsi, l’obligation juridique définie par les règles positives n’est pas la caractéristique exclusive du droit individuel mais à l’inverse, celui-ci ne se réduit pas à être une sorte de droit moral de la conscience. Reprenant, le problème crucial de la désobéissance civile durant la guerre du Vietnam, R. Dworkin montre qu’une certaine désobéissance aux lois sur la conscription – si toutefois elle se fonde sur un désaccord raisonné qui la distingue de la délinquance – loin d’appeler nécessairement une condamnation, se trouve en certains cas justifiée par le droit lui-même, non pas en tant qu’il est valide mais au contraire, par rapport au « (…) fait crucial que la validité de la loi peut être douteuse ». Ce doute par rapport à l’incertitude du droit est partiellement accueilli au sein d’institutions judiciaires comme la Cour suprême.

Pourtant si la désobéissance aux lois sur la conscription appelle en certains cas une tolérance réfléchie de la part des juges, il n’en est pas de même pour toute limitation des droits des individus. En effet, il ne s’agit pas de tomber de Charybde en Sylla en substituant à l’application mécanique des règles le recours automatique au contrôle de constitutionnalité. Juger en fonction d’un principe, ne consiste pas à privilégier aveuglement l’intérêt des individus abstraction faite de leur situation concrète dans l’État et donc indépendamment de tout progrès vers une société plus juste. Pour élucider ce point, Dworkin propose de distinguer entre l’égalité respectivement conçue en tant que politique puis en tant que principe. « Les individus ont droit à un traitement égal, puis un droit d’être traité comme un égal – égalité de respect et d’attention. » Le concept de droit n’est à tout le moins pas compris au sens faible de la capacité indéterminée à faire quelque chose (traitement égal garanti par une politique). Au contraire, cette possibilité doit revêtir une signification fondamentale pour l’homme en général et pour la conduite de son existence (droit à être traité avec respect et attention qui fait l’objet d’un principe).

S’inspirant de John Stuart Mill, R. Dworkin propose de distinguer entre l’indétermination de la licence, conçue comme une plus ou moins grande liberté de faire indifféremment ce que l’on veut, et l’indépendance qui pondère les exigences de la liberté par l’affirmation d’autres exigences (égalité, sécurité). En elle-même, la liberté comme absence aveugle de contraintes politiques ne permet pas de s’immuniser contre un certain irrespect de la personnalité et de la dignité reconnue comme valeurs morales propres au libéralisme. Ceci justifie que l’auteur de De la liberté 1 défende la liberté d’agir ou de penser par soi-même tout en apprenant toutefois à maîtriser ses impulsions afin de promouvoir des finalités plus élevées.

La seule reconnaissance populaire du droit à la liberté (Jefferson) qui s’explicite dans la définition de Sir Isaiah Berlin (la liberté rendue possible par une absence d’obstacles), se traduit par « une perte de sens et de force du droit ». Le critère de légitimité du droit ne dépend pas de l’abstraction indéterminée d’un pseudo principe de liberté, mais de la force et de la vigueur d’un droit lorsqu’il se trouve revendiqué dans le cadre d’une argumentation juridique, force qui en garantit la plausibilité et l’intelligibilité. Ainsi, la réduction de la liberté, justifiée par la poursuite d’un intérêt commun, est compatible avec le respect de mon droit. Par exemple, le sens unique sur Lexington avenue me contraint matériellement et limite ma liberté de fait sans pour autant remettre en cause mon droit.

Le régime propre à la pensée de Ronald Dworkin doit être cherché non pas en dehors de tout discours situable et effectif, adoptant ainsi une sorte de point de vue de Sirius pour le moins chimérique, mais de l’intérieur menant un effort critique immanent à la pensée politique. L’enjeu consiste à penser un droit individuel ancré dans des principes de cohérence et de moralité supérieurs sans être ni abstrait ni transcendant, épousant au contraire les argumentations inhérentes à la vie même du droit. Ainsi, « prendre les droits au sérieux consiste à reconnaître l’existence effective d’une revendication sociale des droits contre l’État, tout en lui donnant un fondement théorique solide propre à toute thèse dont les implications sont bien comprises ». Loin de renoncer à la convention, il s’agit au contraire d’en établir la fondation et l’assise. Le langage qui utilise le concept de droit est comparé à une monnaie dont le cours donnerait sa valeur au mandat de notre société pour contraindre les individus. La compréhension ne représente donc pas une pratique contemplative et absolument désengagée, puisqu’elle permet de protéger les droits de chacun à l’égalité de respect et d’attention à travers le travail de clarification des concepts.

Le système constitutionnel américain ne représente pas dans les faits une garantie absolue des droits individuels. Il a le mérite de susciter la question et de montrer que les droits des individus ne peuvent être garantis de manière univoque par un État, fût-il démocratique. La confrontation à l’urgence de l’action et la nécessité de trancher et d’agir, excluent nécessairement la possibilité d’un accord entre les hommes. Mais Dworkin écrit : « Si nous ne pouvons pas exiger du gouvernement qu’il parvienne aux bonnes réponses en ce qui concerne les droits de ses citoyens, nous pouvons à tout le moins exiger qu’il s’y emploie. Nous pouvons exiger qu’il prenne les droits au sérieux… »

Incertitude et controverse autour d’un prétendu droit individuel au suicide médicalisé

La discussion juridique, actuelle et vivante, menée par Dworkin autour du droit de mourir 2, témoigne d’une approche qui s’enrichit de la difficulté – pourrions-nous dire de l’impasse – à laquelle les juges doivent nécessairement faire face. À ce titre, elle permet de comprendre de manière concrète l’exigence infinie du droit et le doute fécond qu’il instille dans les esprits. Tout d’abord, on observe une situation trouble au sein des démocraties, faite de revendications tâtonnantes pondérées par de vives réactions, à l’origine d’une certaine effervescence sociale. Le suicide médicalisé est appréhendé aux États-Unis dans un climat nouvellement propice au changement, sourdement inspiré par le choix audacieux des électeurs de l’Oregon, approuvant par référendum en 1994 le projet d’aide au suicide, et les précédents respectivement hollandais, australien et suisse en matière de légalisation. À chacune de ses avancées firent pendant autant de recours en appel (Cour fédérale américaine) ou en annulation (le Sénat australien) consacrant le règne globalement accepté de l’interdiction.

Puis, au désaccord latent et un peu flou s’est substituée en 1997 une confrontation lisible dans l’espace public, dont les enjeux clairement identifiés ont provoqué l’émergence d’un véritable problème politique. Ceci à travers un glissement significatif de la simple revendication d’un droit individuel jusqu’alors trop faible pour être entendu dans l’équilibre constitué par les différentes représentations d’intérêt, vers une revendication d’un autre ordre prétendant faire valoir un droit constitutionnel engageant l’authenticité des droits individuels et par conséquent l’intégrité même de l’État fédéral. Le conflit d’intérêt, somme toute consubstantiel au fonctionnement même d’une démocratie parlementaire qui le produit de manière endogène, s’est transformé en controverse fondamentale suite à la demande d’un groupe de malades et de médecins dans les États de Washington et de New York en faveur d’une reconnaissance d’un droit constitutionnel au suicide médicalisé, finalement satisfaite par les décisions de deux Cours d’appel fédérales. À la négociation permanente, source d’arrangement entre des individus égoïstes, s’est donc substituée une confrontation plus cruciale entre les différents discours prétendant à l’universalité. Progressivement, la situation de controverse constitutionnelle s’est mise en place autour d’un clivage d’abord idéologique puis philosophique entre les tenants du statu quo ante (Association médicale américaine et Conférence catholique des États-Unis) et les progressistes (Association américaine des étudiants en médecine et Association pour la santé des homosexuels).

Valeur de sa propre vie

Extérieurement, la revendication des malades pourrait par exemple s’inspirer de l’argumentation de Hans Jonas 3 parce qu’elle attire aussi l’attention sur le scandale d’une hospitalisation sans espoir qui pour maintenir un corps en vie, en vient à sacrifier l’intégrité physique et morale des patients, consacrant l’ingérence paradoxale du devoir de soigner. Ainsi, la liberté, inscrite dans la Constitution, serait mise en échec par une loi injuste qu’il faudrait donc abroger. C’est le sens de l’argumentation présentée pour l’occasion par un ensemble de philosophes spécialistes des questions de morale dans un dossier présenté au titre de Amici Curiae – « Amis de la Cour » 4.

Ceux-ci démontrent la constitutionnalité du droit de mourir dignement en indiquant, entre autre, qu’il constitue comme le droit d’avorter – reconnu par la Cour suprême dans l’affaire Casey – un droit de prendre des décisions fondamentales à caractère religieux ou philosophique, concernant la valeur de sa propre vie.

Pourtant, Dworkin anticipant à raison le rejet de la Cour suprême de justice de l’autorisation de la pratique du suicide médicalisé, pénètre la logique propre à ce refus. Le premier argument est valable mais en partie extérieur au problème véritable. Il consiste à faire valoir la forte résistance du passé – et de l’expérience qu’il façonne – à une pratique inédite dépourvue de fondements, aggravée par le désaveu de la majorité. La validité d’un tel argument est incontestable. Mais en jugeant le droit de mourir par rapport à la volonté majoritaire ou par rapport aux valeurs traditionnelles, on fait malheureusement l’économie d’une véritable réflexion en terme de respect du droit individuel. En effet, on sait que, afin de prendre les droits au sérieux, Dworkin prône le refus de toute réaction émotionnelle personnelle non suivie de justification, ainsi que des propositions de fait non fondées et des théories acceptées d’autorité.
À ce titre, la difficulté rencontrée par la Cour suprême n’est pas contournée par le seul rejet du suicide médicalisé. Elle participe au contraire d’une sorte de dilemme fondamental, excluant toute forme de décision, y compris le refus. Dworkin écrit : « La Cour est cependant dans une position inhabituelle et difficile. Si elle ferme la porte à un droit constitutionnel à l’aide au suicide, cela causera un préjudice à la pratique constitutionnelle (en créant un précédent) aussi bien qu’à des milliers de personnes en grande souffrance. » Une stratégie éventuelle de refus serait problématique eu égard au respect constitutionnel des libertés, mais aussi compte tenu de l’inégalité qu’elle contribuerait à pérenniser entre les malades riches qui bénéficient de facto d’une telle liberté de fait, et les pauvres qui en sont dépourvus. Mais à l’inverse, si la Cour accepte le droit à l’aide au suicide, comme le préconisent les philosophes, arguant du droit de mourir dignement, elle se place dans une position où les États peuvent, faute de moyen et de volonté, contredire la Constitution en accord avec les valeurs consacrées par la tradition.

De la sorte, la position de Dworkin s’avère assez subtile. D’un côté, il refuse de se satisfaire de l’argument d’autorité, qui constitue un frein à la véritable réflexion sur les principes, et de l’autre il assume une certaine inertie du jugement prohibitif qu’il refuse d’identifier purement et simplement à un usage traditionnel irréfléchi du droit. À ce titre, analysant le rejet de la demande des patients par la Cour suprême en date du 26 juin 1997, il suggère à travers un compte rendu presque neutre et désengagé des débats et plaidoiries le caractère indécidable d’une question qui selon sa propre philosophie ressortit aux principes même du droit.

L’argumentation favorable au droit au suicide médicalisé est menée par deux juges – O’Connor et Kennedy –, tous deux étant connus pour avoir exprimé une opinion favorable au droit à l’avortement dans l’affaire Casey, témoignant donc d’un refus du test historique pour affirmer l’existence de droits constitutionnels nouveaux. Les droits ratifiés par prescription historique ne sont pas assez forts pour s’opposer à la puissante reconnaissance du droit, pour une personne responsable en proie aux plus rudes souffrances, de solliciter librement l’aide d’un médecin afin de hâter le moment de sa mort. La tradition n’épuise pas la signification du droit. En certain cas, elle peut faire preuve de faiblesse, alors même que son principal atout devrait être la force et l’effectivité impersonnelle des conventions passées. On voit donc que, peu à peu, l’argumentation « traditionaliste » se fissure comme de l’intérieur, à travers la prise en considération de la part de certains juges conservateurs, défavorables à la reconnaissance du droit de mourir, d’un droit pour certaines personnes libres de leur jugement, de mourir dignement, car il y va tout de même du respect de l’autonomie et de la liberté des individus. Pourtant, la reconnaissance en parole d’un droit de mourir se conjugue paradoxalement chez certains juges avec une décision contraire proposant d’annuler le verdict novateur des Cours fédérales. Faut-il y voir une attitude contradictoire ou inspirée par des arguties juridiques trop subtiles ? Il s’agit, plutôt, selon Dworkin, d’un souci de contenir la loi afin qu’elle ne produise pas dans une société novice et donc relativement réfractaire, des effets pervers contraires au respect des droits individuels, incompatibles avec le système constitutionnel. La reconnaissance du droit de mourir n’est pas exclusivement dépendante d’une légitimité morale clairement démontrée et intuitivement ressentie. Elle doit encore être plausible et s’intégrer adéquatement dans le tissu de l’expérience quotidienne, sauf à courir le risque d’être valable en théorie et fausse en pratique.

 

Références

1. John Stuart Mill, De la liberté.

2. Ronald Dworkin, Thomas Nagel, Robert Nozick, John Rawls, Thomas Scanlon, Judith Jarvis Thompson, « Assisted suicide. The Philosopher’s Brief », The New York Review of Books, 27 mars 1997.
« From R. Dworkin to M. Mc Connell », in Assisted suicide, Dialogue Slate Archives, 8 juin 1997

3. David Smadja, « Hans Jonas : exercice de responsabilité et droit de mourir », La Lettre de l’Espace éthique AP-HP, n° 9-10-11, automne-hiver 1999-2000.

4. Thomas Nagel, Robert Nozick, John Rawls, Thomas Scanlon,
Judith Jarvis Thompson, The New York Review of Books, 27 mars 1997.