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Siffler n'est pas jouer : que la guerre au dopage ne se résume pas en une guerre au dopé
Intervenant le 19 octobre 2001, dans le cadre du colloque Prise en charge des addictions : l'éthique médicale en question, organisé par l'Espace éthique et la Société d'Addiction francophone, le Dr William Lowenstein a présenté une approche originale d'une autre forme de l'addiction : le dopage.
Par: William Lowenstein, Médecin des Hôpitaux, Directeur du Centre Monte Cristo, Médecine des addictions, HEGP, AP-HP, Vice-président de l'Association Française de Réduction des Risques (AFR) /
Publié le : 20 juin 2003
Une société sans drogues, ça n'existe pas
Un siècle d'errance et de morale immorale ont pourtant fait du 20éme siècle celui de la guerre à la drogue ; un des feuilletons stupides de l'histoire des hommes et des sociétés, dont l'apogée fut, peut-être, la prohibition de l'alcool aux Etats-Unis d'Amérique. Il fallut l'épidémie de sida, en Europe et notamment en France, pour que la guerre à la drogue apparaisse tristement avoir dérivé en une guerre aux drogués et que commencent a être comptées, par milliers, les victimes civiles des " effets collatéraux " de cette stratégie répressive qui osait se prétendre préventive et protectrice. Il fallut le sida pour que la France admette comme priorité non plus une utopie (l'éradication, l'abstinence) mais un objectif pragmatique plus humble : protéger les usagers de drogues et notre société des méfaits et risques des abus et dépendances des substances psychoactives. En six ans de politique sanitaire de réductions des risques et d'instauration des traitements de substitution, les résultats sont indiscutables : diminution de près de 80 % des surdoses à l'héroïne (1) mais aussi diminution des transmissions des maladies virales et de la consommation d'héroïne, pour la première fois depuis 25 ans.
Combien de décennies nous faudra-t-il pour accepter l'inconfortable constat : tel qu'ils sont, comme ils sont, là où ils vont, les sports spectacles de haut niveau et à haute rentabilité commerciale, sans dopage, ça n'existe pas.
En un siècle, la France est passée, avec fierté et liesse populaire, de " l'important est de participer " à " la culture de la gagne ". Notre pays, tel Obélix souriant de la potion magique de son ami Astérix et l'interdisant aux Romains, rêve de médailles, de titres, de coupes, de records, de spectacles mondiaux télévisuels gratifiants tout en déclarant, irréductiblement, la guerre à la mondialisation de l'hyper performance, à la " mal bouffe " sportive, à la tricherie du dopage et à la chimie de la récupération physique.
Les rêveurs nous disent l'exemplarité du Sport, son aspiration à la pureté, ses valeurs fondamentales. Outre le fait que la pureté relève de la chimie et non de la sociologie ou de l'anthropologie, nous pouvons nous demander quelle est l'exemplarité du choix " olympien " des villes d'Atlanta, de South Lake City ou de Pékin, l'exemplarité des faux passeports des joueurs de football, des drames du Heysel ou de Furiani, du tour de France 98 ou du Giro 2001, l'exemplarité du " pot belge ", des transferts illicites internationaux de sportifs mineurs, ou encore des records d'athlétisme ou de natation de ces dernières décennies ?
Nous, médecins et petits " panseurs ", demandons, avant de voir " Le Sport " étouffer les sportifs par boulimie financière, que l'on ne se trompe pas de cible. Que l'on ne recommence pas la triste erreur de la guerre aux drogués : que la guerre contre le dopage (puisque les mots de guerre, de fléau et d'éradication sont de mise quand l'impuissance s'érige), que la guerre contre le dopage donc, ne se transforme pas, ni se résume, en une guerre contre les dopés. Le peuple sportif a bon dos quand le royaume est corrompu.
Aujourd'hui, le dopé n'est pas celui qui se dope, mais celui qui se fait prendre. Il est le " non-négatif " (c'est " tout dire "... pour ne rien dire ? Si ce n'est siffler avec les moutons du stade ?) Regardons Edmonton (championnat du monde d'athlétisme en août 2001 au Canada) et la victoire, huée par le public, de la Russe Olga Yegorova lors de la finale du 5000 mètres. Le journal l'Équipe titre " Yegorova éhontément " (édition du 13 août 2001, p 12) en haut de page, mais complète dans les colonnes inférieures son article par une interview réaliste d'un coureur français de 1500m, Saïd Chebili, écœuré par l'usage de l'EPO. Pour ce coureur demi-finaliste aux championnats du monde, cet homme de terrain et de piste, aucun record actuel de demi-fond et de fond ne devrait avoir été homologué. La honte est-elle de se faire prendre ou de ne pouvoir briser " la loi du silence " qu'en cas d'écœurement, de saisies ou de procès ?
Au centre de la réflexion sur l'exemplarité est la question de la tricherie. Jadis, pour les Anglais, s'entraîner avant une compétition était " tricher ", puis pour la vieille Europe, tricher fut d'être professionnel (être officiellement payé pour tenter de gagner). Aujourd'hui tricher c'est se doper. Que ce soit pour gagner ou faire un travail quotidien physique de plus en plus lourd. Comme l'écrit Françoise Siri : " le dopage est perçu comme une tricherie également par rapport à l'exemplarité du sportif. Dans ce cas, la tricherie n'est pas une question de morale individuelle du sportif qui décide ou non de se doper, mais de morale sociale qui met en scène plusieurs acteurs. La tricherie est, en effet, publicitaire, médiatique, sociale : elle repose sur l'exploitation abusive de l'image du sportif loyal et modèle de santé physique et mentale. Elle se fonde sur les rapports entre les institutions sportives, les sponsors, les politiques et une partie des spectateurs ignorant les réalités du sport de compétition " (2).
Siffler le ou la dopée " avéré(e) " peut-il servir de politique de changement ?
Peut-il, paradoxalement, risquer de renforcer le dopage " discret ", celui qui ne se fait pas prendre, qui ne peut-être avéré et dont nous ne connaissons, en fait, ni l'ampleur ni les risques réels et comparatifs ?
Faute d'études épidémiologiques et cliniques possibles dans ce climat induit de dissimulation des pratiques dopantes, notre amour de la pureté et de l'abstinence obscurcit, un peu plus chaque année, notre sincérité sur la prévention des méfaits du dopage sportif.
Les valeurs fondamentales, intemporelles, du sport-religion sont-elles d'actualité dans notre monde avide de croyance en la performance ? Doit-on, pour laisser croire que les valeurs de Coubertin existeront à tout jamais, accepter de tirer sur le pianiste dopé et applaudir les fausses partitions de l'orchestre institutionnel ? Orchestre que nous louons à longueur d'année pour l'excellence de son spectacle en direct-live.
Les sifflets d'Edmonton, comme tout dérapage sur un bouc émissaire, apparaissent bien mal adaptés pour évaluer et limiter les risques des pratiques dopantes d'une population sportive qui, dans ces circonstances, devra se cacher encore un peu plus pour pouvoir répondre, le jour J, à nos utopies, nos envies de spectacle. Et ce, dans le respect télévisuel des règles économiques du business mondial de la performance.
Le dopage est tranquille, il a de beaux jours devant lui. Tout, ou presque, lui sourit. En silence.
À moins que...
À moins que l'éthique médicale ne vienne se caler à côté de l'éthique sportive. Une éthique sanitaire différente, nécessaire, comme l'avait été l'éthique médicale de réduction des risques à côté de la philosophie de sevrage et d'abstinence, si longtemps dominante en toxicomanie. Se demander comment développer, à côté de la classique lutte contre le dopage, une éthique médicale de prévention secondaire et de soins au cours des activités physiques intensives ne semble pas une question irrecevable ou honteuse. La création, en septembre 2001, d'une commission " Sport, santé, prévention des conduites dopantes " au Ministère délégué à la santé est une première réponse. Le rapport, pragmatique, que livrera cette commission en mars 2002, devra comporter des propositions épidémiologiques, cliniques, sociologiques et éthiques pour qu' " au nom du Sport " les sifflets et le silence ne soient plus ces bruits de fond humainement, médicalement, indignes et insupportables.
1.- Lepère B., Gourarier L., Sanchez M. et coll., Diminution des surdoses mortelles à l'héroïne, en France, depuis 1994. À propos du rôle des traitements de substitution, Ann. Med. Interne, 2001, 152 S3 : p 5-12
2.- Siri F., Lowenstein W., Dopage. Dopages et morales du sport, Dictionnaire d'éthique et de philosophie morale, PUF, 2001 : p 465-70
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