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Synthèse de l’Université d’été Éthique, Alzheimer et maladies neuro-évolutives - 17 et 18 septembre 2018, Biarritz
La 8ème édition de l’Université d’été Éthique, Alzheimer et maladies neuro-évolutives, à l’initiative de l’Espace éthique Île-de-France, s’est tenue les 17 et 18 septembre 2018 à Biarritz. Le fil directeur de ces deux journées de réflexion, porté par la thématique « Vivre le moment présent, anticiper les instants futurs », reposait sur un enjeu éthique majeur, celui de reconnaître à la personne malade un droit à imaginer son futur.
Par: Anne-Caroline Clause-Verdreau, Médecin de Santé publique, Responsable de la mission Observatoire, Espace éthique/IDF /
Publié le : 08 Octobre 2018
Ces journées ont été l’occasion de présenter la nouvelle version de la Charte Alzheimer, maladies apparentées, éthique et société, intégrant une expertise développée depuis 2014 par l’Espace national de réflexion éthique sur les maladies neuro-évolutives (EREMANE). Cette Charte, initialement proposée en 2007 et réactualisée en 2011, est à présent ouverte aux « maladies apparentées ». A également été présenté le Manifeste Vers une société bienveillante, destiné notamment à promouvoir une société inclusive à l’égard des personnes atteintes de maladies neuro-évolutives.
Éloge de la métamorphose
Reconnaître le caractère évolutif des maladies dites neuro-dégénératives apparaît absolument essentiel. Plutôt que de parler de dégénérescence et de percevoir la maladie comme une succession absurde de pertes, parler de maladies neuro-évolutives permet de décrire une série de métamorphoses. Même sans être atteint d’une telle maladie, chacun est du reste voué à se métamorphoser plusieurs fois au cours de son existence. Alice Rivières[1] souligne la grande diversité des moyens à disposition permettant d’accompagner ces métamorphoses et elle parle de la « Huntingtonologie » comme d’un « champ d’exploration passionnant ».
Les prédictions médicales peuvent parfois mettre grandement à mal le droit de la personne malade à imaginer son futur. Prédire à un patient ce qu’il va lui arriver risque de l’enfermer dans une figure de héros tragique soumis à une fatalité à laquelle il ne pourrait pas échapper. Toutefois, s’il faut se méfier des prédictions, ces dernières peuvent s’avérer bénéfiques dans la mesure où elles permettent d’anticiper une perte d’autonomie par exemple. L’enjeu sous-jacent est ici de s’assurer que la personne puisse toujours vivre sa maladie en tant que sujet. Prédire l’évolution de la maladie permet dans une certaine mesure d’anticiper un projet de vie et d’éviter au maximum de décider à la place de la personne malade. Permettre à la personne de conjuguer son présent et son futur va de pair avec un vécu moins subi de la maladie.
Malgré tous nos efforts déployés pour anticiper les situations et chasser toute possibilité d’imprévu, il demeurera toujours une part d’inattendu ou d’imprévisible. Alors que les prédictions risquent de figer l’avenir dans une vision tragique, l’inattendu autorise l’ouverture des possibles. Vivre avec une maladie neuro-évolutive pourrait être considéré comme une expérience de l’inattendu dans la mesure où la surprise (bonne ou mauvaise) demeure toujours possible. Ces déchirures de l’horizon temporel viennent alléger le poids des prédictions. La trajectoire n’est pas toute tracée d’avance de manière inéluctable. Il y a aussi l’idée que la personne malade peut refuser d’obéir au destin parfois terrible que les prédictions médicales lui ont assigné, dans la mesure où ces prédictions peuvent toujours être en partie déjouées. En effet, la maladie n’est pas nécessairement vouée à évoluer exactement comme prévu et, surtout, le vécu de la maladie par la personne malade et son entourage peut s’avérer tout à fait inattendu. Cette éthique de l’inattendu permet de s’affranchir d’un tragique subi et de déconstruire l’idée que le futur de la personne saurait se réduire aux prédictions médicales et être réglé par elles.
Entre une vision tragique et une vision légère, il y a un équilibre à trouver. En complément des mécanismes de défense, la personne malade va mettre en place des stratégies de coping afin de s’adapter face à sa nouvelle réalité. Ces réponses stratégiques traduisent aussi une volonté de se faire entendre et elles ne doivent pas être confondues avec des stratégies d’évitement ou de déni. Il est ici absolument essentiel de faire preuve de réceptivité à l’égard de ces processus de coping. A la distinction entre drame et légèreté, Alice Rivières préfère opposer drame et non-drame, en se définissant elle-même comme étant « surtout non-dramatique ». Elle déplore, à ce propos, que le drame soit toujours considéré avec davantage de sérieux que le non-drame. Or, dramatique ou non-dramatique, l’identité narrative singulière que la personne se construit pour tenter de supporter la réalité réclame d’être considérée avec sérieux. Valérie Pihet[2] rappelle que moins de 20% des personnes à risque de développer la maladie de Huntington décident de passer le test génétique et que, sur ces 20%, seule la moitié des personnes viennent finalement chercher le résultat. Ainsi, la grande majorité des personnes concernées font valoir leur droit de ne pas savoir ; elles s’octroient une marge. Nous retrouvons ici la notion de chrono-diversité ou diversité des phénomènes temporels revendiquée par Léo Coutellec[3] : chaque personne construira son savoir et trouvera son équilibre à un rythme qui lui est propre et qui se doit d’être respecté.
Comme le souligne Nadine le Forestier[4], la connaissance peut aussi devenir un fardeau dans la mesure où elle risque de figer le futur et de créer de la vulnérabilité. Elle oppose aux prédictions médicales la notion d’incertitude qu’elle considère comme un pilier autorisant l’espoir, une valeur ajoutée pour rendre la vie acceptable. Alice Rivières, quant à elle, souligne le fait que ressentir les symptômes de la maladie de Huntington sans avoir connaissance qu’il s’agit de cette maladie place la personne dans une position tragique de soumission ; ignorant la nature de ses maux, la personne n’aura aucune prise sur eux. Par ailleurs, elle s’interroge : comment s’approprier une telle donnée sur son avenir ? que faire de ce savoir ? Explorer « Huntingtonland » qu’elle qualifie de « planète inconnue » participe de ce travail d’appropriation d’un savoir expérientiel. Et ce dernier devrait être le fruit d’une co-construction avec la personne malade.
Redéfinition de la relation à l’autre : les vertus de la prise de risque
Aujourd’hui, les parcours de soins sont calibrés par la mise en place des protocoles et l’application des recommandations de la Haute Autorité de santé. Comme le montre Léo Coutellec, ces parcours de soin normalisés fabriquent du tragique en tant qu’ils détruisent toute possibilité de chrono-diversité. Cette tentative de normalisation du soin se traduit par des soignants qui ressemblent de plus en plus à des techniciens interchangeables et par une application des protocoles qui ne tiennent pas compte de la subjectivité de chacun. Si l’objectif louable est d’améliorer la sécurité des pratiques, il peut en résulter une dépersonnalisation de la personne malade, cette dernière perdant son statut de sujet et devenant objet. C’est pourquoi Léo Coutellec prône des « logiques non-standards » qu’il s’agirait de valoriser « contre le diktat des rythmes standardisés ». Pour capturer ce non-standard et respecter la chrono-diversité, il s’agirait d’encourager les parcours atypiques et de tenter d’appréhender le parcours de l’autre autrement que par le prisme des étapes programmées et imposées. Ainsi, à l’expression parcours de soins, nous préférerons celle de parcours de santé.
En somme, l’enjeu serait de parvenir à trouver le bon rythme ou eurythmie. Pour Léo Coutellec, le slow care, qui ne doit pas être confondu avec l’idée d’un ralentissement, pourrait être une façon de vivre une éthique du rythme. La valorisation actuelle de la rapidité des diagnostics peut trop souvent mener les patients à faire l’expérience d’une annonce diagnostique sauvage allant de pair avec une entrée immédiate dans la tragédie. C’est pourquoi Nadine le Forestier propose d’abolir l’annonce diagnostique et de parler plutôt de parcours diagnostics.
A l’instar de Léo Coutellec qui souhaiterait faire gagner le destin poétique contre le destin économique, Véronique Lefebvre des Noettes[5] défend l’art poétique en tant qu’il nous apprend à être dans une position d’écoute à l’égard de la personne malade. Pour que l’aventure soit partagée, ou du moins qu’il y ait convergence des aventures - comme l’exprimait Catherine Ollivet[6], cela suppose que chacun des protagonistes parvienne à se réinventer. Lorsque le cognitif se délite, il s’agit de repartir de nos sens – que Véronique Lefebvre des Noettes qualifie d’appareils à rêver - et de faire preuve de créativité dans la relation à l’autre. Lorsque la parole se retrouve captive du manque du mot, « l’art d’être attentif à ces petites perceptions »[7] devient dès lors essentiel. Les ravages de la maladie ne sauraient porter atteinte à cette « pure présence » dont parle Christian Bobin. Au décours de la maladie, l’éducation se fragmente et s’estompe au bénéfice du cœur qui peut alors remonter à la surface. Véronique Lefebvre des Noettes citait à ce propos cette phrase de Nietzsche : « Il faut avoir du chaos en soi pour accoucher d'une étoile qui danse ».
Les situations d’impuissance thérapeutique obligent à renforcer la place de l’écoute et du dialogue dans la relation de soin. Là aussi, l’inattendu peut surgir dans la rencontre avec l’autre. Même si la personne malade semble ailleurs, les paroles du soignant ou de l’aidant ont pour elle une résonnance. Comme le souligne Jean-Luc Noël[8], la relation peut s’avérer bonne même en présence de troubles phasiques. A partir d’un certain stade de la maladie, la logique ne doit plus être recherchée. Le sens réside ailleurs. La relation à l’autre est amenée à se métamorphoser. Puisque nous sommes des êtres de relation, si la relation échoue à être maintenue, cette rupture sera synonyme de mort intérieure pour la personne. Il est toujours possible de se perdre dans le monde de la folie. L’important est de ne pas s’y perdre seul. Ce qui suppose que le personnel soignant soit formé à l’écoute et soit capable d’opérer un décentrement pour être sensible à ces histoires individuelles. C’est tout l’enjeu de la médecine narrative : apprendre à regarder sans être en permanence dans une relation verticale. Pascale Gérardin[9] propose une éthique de l’investissement dans la mesure où s’investir, c’est déjà soigner. Enfin, Alice Rivières souligne le rôle de l’humour qui s’avère parfois être l’ultime ressource pour parvenir à partager des émotions et créer de la connivence.
Dans beaucoup de maladies neuro-évolutives, l’absence de traitement disponible place les protagonistes dans une situation de vulnérabilité. La volonté de prévenir les situations à risque peut parfois conduire à un excès de précaution dans la relation de soin. Or, le risque zéro n’existe pas et, de surcroit, le patient est lui-même en demande de prise de risque. Ce qui supposerait pour le soignant de parfois accepter de se placer dans l’inconfort de l’insécurité. Christophe Deyris[10] s’efforce de distiller cette culture de la prise de risque : « Nous prenons des risques parce que nous avons décidé d’introduire la vie dans nos EHPAD ». Malheureusement, bien souvent, une prise en charge neutre et aseptisée sera préférée afin d’éviter toute mise en danger des résidents. Cela pourra se traduire par des normes d’hygiène excessives ou encore par des attitudes veillant à ne pas déclencher des émotions trop fortes. Ainsi, par exemple, une prise en charge individualisée prenant le risque de rappeler des éléments de la vie passée de la personne pourra faire l’objet de reproches, parfois de la part de la famille. L’enjeu serait ici de changer de paradigme en proposant une autre version de l’accompagnement qui supporterait la prise de risque dans la rencontre.
Il a également été évoqué la notion de vulnérabilité partagée. Paul-Loup Weil-Dubuc[11] proposait plusieurs pistes de réflexion. Prendre soin de la personne vulnérable implique-t-il nécessairement que le soignant engage sa propre vulnérabilité ? Dans quelle mesure le soignant peut-il et doit-il se prémunir contre ce partage de vulnérabilité, par le biais des protocoles notamment ? N’aurait-on pas tendance aujourd’hui à restreindre la vulnérabilité à sa dimension physique pour éviter d’interroger la dimension affective - par ailleurs plus facilement partageable ? Il a été évoqué l’idée qu’une vulnérabilité choisie et assumée de la part du soignant se traduirait par une attitude d’humilité dans le soin, une relative mise en danger en réduisant la distance professionnelle voire en laissant percevoir au patient sa propre vulnérabilité. Comme le soulignait Nadine le Forestier, la consultation d’annonce notamment, lorsqu’elle autorise la prise de parole par le patient, peut parfois être le théâtre d’une inversion des rôles (« je vous en donne du mal docteur »). Cette inversion des rôles à l’occasion de la maladie peut aussi se retrouver au sein du couple avec parfois des métamorphoses heureuses.
Par ailleurs, il a été rappelé à plusieurs reprises la souffrance des soignants latente depuis plusieurs années (manque d’effectifs, manque de temps, manque de valorisation, etc.) qui doit alerter sur l’urgence de penser la prévention de la qualité de vie au travail. Certains territoires sont confrontés à des problèmes de recrutement et d’absentéisme. Le risque d’épuisement va souvent de pair avec le risque de dépersonnalisation de la personne malade. Or, comme le disait Nadine le Forestier, il est nécessaire de transmettre au patient l’espoir qu’il restera jusqu’au bout un être de relation. Dans cette tâche, chaque acteur a un rôle précis à jouer et chacun est responsable du lien dans lequel il s’est engagé. Explicitant le sens du mot « parcours », Armelle Debru[12] interrogeait le rôle du guide, de l’éclaireur ou du traceur dans le parcours de soin. Il a également été souligné le rôle des familles au sein des institutions ainsi que leurs éventuelles difficultés de communication avec les soignants. Il s’agirait d’aider les soignants à mieux accompagner les familles, à prendre en charge un aidant familial épuisé. Alice Rivières soulignait le cas singulier de la maladie de Huntington en tant qu’il s’agit d’une maladie familiale ; il n’est pas forcément évident de savoir quoi faire de cette part d’altérité au sein d’une même famille. Elle parlait alors d’une variété des possibles entre deux positions extrêmes : celle des familles qui se sentiront complètement perdus et celle qui en feront, au contraire, une marque familiale (« chez nous, on est huntingtoniens »).
Un défi éthique et financier pour la société
Pour Monique Iborra[13], au niveau des Ehpad, trois choses sont à repenser : le modèle, le financement et la gouvernance. En réponse à la crise des Ehpad, 31 propositions ont été présentées dans le rapport parlementaire par Monique Iborra et Caroline Fiat. Ce sujet de la prise en charge du vieillissement est hautement sociétal et la société civile doit prendre part à ce débat. Les valeurs, les finalités et les conséquences soulevées par ce débat, et marquées de conflictualité, devront faire l’objet d’un traitement démocratique. Les transformations devront être réalisées à l’issue d’une large consultation. Des débats nationaux et régionaux seront organisés dans la perspective d’une loi prévue pour fin 2019.
Un des rôles substantiels de la société civile sera d’opérer un changement de regard sur ces maladies neuro-évolutives. Alice Rivières, parlant de la maladie de Huntington en particulier, mentionne le fait que, du point de vue des usagers, cette maladie est de plus en plus pensée en termes de condition : « ce n’est pas une maladie, on n’attrape pas ce truc, on naît avec, on grandit avec, cela fait partie de ce que nous sommes, c’est notre condition ». A ce propos, le collectif Dingdingdong vient de terminer le film Absolute Beginners sur les personnes qui sont au début de leur maladie ; une partie d’entre elles estiment également qu’il ne s’agit pas d’une maladie mais plutôt d’une différence. Plus largement, ce changement des représentations, tant sur les maladies neuro-évolutives que sur les Ehpad, apparaît tout aussi essentiel que n’importe quel traitement. Tant que les Ehpad seront vus comme des mouroirs, les personnes âgées n’auront évidemment aucunement envie de s’y retrouver. Toujours en termes de représentations, Alice Rivières mentionnait le fait que les médecins considéraient la maladie de Huntington comme étant « la maladie la plus terrible ». Il s’agirait de veiller à ce que les représentations transmises par les médecins et la société dans son ensemble ne soient pas de nature tragique, et de veiller à ne pas être soi-même assujetti à une manière tragique de penser ces maladies. Car les façons que nous avons de concevoir ces maladies ne sont pas sans incidence sur le vécu des personnes concernées.
Alice Rivières insistait sur la nécessité de ne pas confondre les symptômes et les conséquences de la maladie. Certains états, comme l’apathie et l’irritabilité, sont en effet souvent décrits comme des symptômes de la maladie. Mais, selon le collectif Dingdingdong, il serait plus juste de les considérer comme des réponses stratégiques à telle ou telle étape difficile de la métamorphose. L’irritabilité serait moins un symptôme de la maladie qu’une façon pour la personne de réagir au décalage entre ses capacités et les exigences du monde extérieur. Alice Rivières s’interroge : « Je ne sais pas si on peut le prouver, mais peu importe car tout change quand on commence à considérer, comme Oliver Sacks le faisait, ce type de « symptômes » comme des réponses, des stratégies, des indices qui montrent à quel point les personnes ne se laissent pas faire, essaient de se faire entendre et comprendre malgré tout ».
Le changement de regard, en particulier à l’égard des Ehpad, devrait aussi aller de pair avec une reconnaissance sociétale. Ce qui se traduirait par une recherche d’ouverture vers la société. Autrement dit, il ne s’agirait plus de faire venir des personnes extérieures dans les Ehpad, mais plutôt de faire sortir les résidents des Ehpad, créer des occasions de rencontres conviviales à l’extérieur. Plusieurs initiatives, comme par exemple « La Table Ouverte » dans le 18ième arrondissement de Paris, ont été évoquées lors des ateliers. Aujourd’hui, les Ehpad sont clôturés, à l’origine d’un légitime sentiment d’enfermement. L’idée serait que les Ehpad deviennent davantage des établissements de vie que des établissements de soins.
Hélène Jacquemont[14] présentait le livre-plaidoyer « Alzheimer Ensemble : 3 chantiers pour 2030 » que la Fondation Médéric Alzheimer a publié à l’occasion de la 25ième journée mondiale de lutte contre la maladie d’Alzheimer. Les trois défis sont les suivants : organiser la prévention, améliorer l’accompagnement, bâtir une société inclusive. Evoquant le protocole du test génétique de la maladie de Huntington, Alice Rivières exprimait à quel point, à l’issue de l’annonce diagnostique, elle et ses proches s’étaient retrouvés « déstructurés ». Selon elle, les passages d’une métamorphose à une autre devraient être repensés sous le prisme du collectif. En quelques sortes, il s’agirait de transposer les rituels initiatiques que l’on retrouve dans les sociétés non occidentales et qui ont pour vocation de transmettre à la personne des forces collectives lui permettant d’assumer à la fois le fait qu’elle sera amenée à vivre plusieurs métamorphoses ainsi que sa condition mortelle. Dans nos sociétés occidentales, à l’inverse, ces métamorphoses sont plutôt subies et vécues dans une angoisse solitaire alors qu’elles contiennent pourtant des forces intrinsèques universelles qu’il s’agirait d’apprendre à penser collectivement. La question de la mort est toujours abordée avec embarras, de façon détournée, et nous avons pris le pli de subir nos métamorphoses sans initiation préalable nous permettant d’y lire une structure universelle. Pour Alice Rivières, c’est le social, le collectif qui devrait jouer ce rôle d’initiation aux conditions de l’existence humaine, cette initiation ayant pour vocation de donner sens à nos métamorphoses. Le collectif Dingdingdong, constitué notamment d’artistes, considère également la culture comme un moyen permettant de raconter ces métamorphoses. Brigitte Soudrie[15] proposait quant à elle des « soins culturels » passant, par exemple, par du théâtre. Aujourd’hui, la médecine a fini par endosser ce rôle d’initiateur mais qui se limite à déclarer le basculement du statut de non malade à celui de malade ou malade en devenir. Il en résulte qu’un occidental sera plutôt démuni en cas de confrontation à une annonce diagnostique puisqu’il n’a jamais appris à s’approprier de telles données sur son avenir. En somme, il s’agirait de stimuler chez la personne malade son sentiment d’appartenance à une communauté. A ce propos, Emmanuel Hirsch rappelle la nécessité de ne pas omettre la dimension spirituelle.
La souffrance des personnes atteintes de maladies neuro-évolutives vient aussi du décalage avec une société qui - en vantant l’accélération, l’autonomie et le succès - leur est hostile. Il s’agirait de tendre vers une société bienveillante fondée sur l’idée que le bonheur de l’autre procure de la joie tout en maintenant cette nécessaire tension entre bienveillance et respect de l’autonomie. Sebastian J. Moser[16] exposait le lien que certains chercheurs font entre l’hibernation et la maladie d’Alzheimer en citant un extrait du livre Comme des marmottes : « En étudiant le cerveau d’un petit rongeur en hibernation, [les chercheurs] ont observé qu’il présentait beaucoup de ressemblances avec celui d’un cerveau atteint de la maladie d’Alzheimer au stade terminal. Or, une telle dégradation des fonctions cérébrales est malheureusement irréversible chez l’être humain. Comprendre par quels mécanismes le cerveau des hibernants parvient à retrouver son fonctionnement normal après l’hibernation est donc une piste très intéressante pour un espoir de guérison de cette maladie ». Toutefois, il ne s’agit pas de voir dans l’hibernation uniquement un mécanisme chimique, mais aussi et surtout une réaction à un environnement devenu hostile vis-à-vis de l’animal. A l’instar des hibernants qui cherchent à survivre à l’hiver, les personnes atteintes de maladies neuro-évolutives expérimentent un ralentissement dans leurs gestes, leur compréhension, etc. Cette temporalité qui leur est propre apparaît en total décalage, voire en conflit, avec les normes environnantes d’une société prônant l’accélération. L’enjeu est ici de réfléchir au caractère bienveillant de notre société, à la légitimation d’une demande d’aide et de soutien, face à la quête contemporaine d’autonomie et de réussite. Sebastian J. Moser s’interrogeait : « Est-ce que les hibernants arrêteraient d’hiberner s’il n’y avait plus d’hiver ? » Cette demande de soutien devrait pouvoir trouver en face d’elle une société capable de dire la maladie même si elle peut susciter de la peur. Dans une société qui aurait intériorisé l’idée que le bonheur de l’autre mérite d’être le motif de mes actions, les conséquences de la maladie s’en trouveront atténuées et seront vécues d’une façon plus paisible.
Par ailleurs, ces maladies peuvent malheureusement parfois amener les personnes à devoir interrompre leur activité professionnelle. Cette forme d’exclusion, en particulier lorsqu’elle est brutale, est souvent très mal vécue par les personnes concernées avec le sentiment d’une mise à l’écart. Pour Alice Rivières, la souffrance vient surtout du fait que cette façon singulière de vivre le temps n’est pas adaptée à notre société. Toutefois, ce mode d’existence ne doit pas en soi être considéré comme tragique. Ce qui est tragique, c’est la mise à l’écart. C’est pourquoi beaucoup de personnes cherchent, aussi longtemps que possible, à rendre invisible leur maladie auprès de leurs proches et collègues jusqu’au moment où les symptômes ne peuvent plus être masqués. A ce propos, le collectif Dingdingdong parle de « pathologie invisible » pour désigner ce stade de la maladie où les métamorphoses se ressentent surtout à un niveau intime. Lorsque les symptômes ne sont pas visibles de l’extérieur, cela peut rendre plus ardu le partage d’expérience. Pour Alice Rivières, dichotomiser les personnes en fonction de leur condition de malade ou de non-malade expose au risque de passer totalement à côté de ces prémisses.
En conclusion, ces maladies neuro-évolutives, qualifiées de « violentes » par Jean-Bernard Proux[17], constituent un véritable défi éthique pour notre société. Elles supposent de redéfinir la relation à l’autre, de le reconnaître avant même de le connaître, et de trouver la juste distance dans la rencontre, celle-là même qui - pour prendre une analogie artistique - nous permet d’éprouver une altérité devant les touches de peinture des Nymphéas de Claude Monet.
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