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Une conversation avec Eric-Emmanuel Schmitt, sur l'éthique, la philosophie et leurs ressemblances
"Ainsi, jouer avec la temporalité, n’est-ce pas choisir la fiction avec cette possibilité infiniment renouvelée d’appuyer sur la touche rewind comme savent le faire nombre d’auteurs plus séduits par la fiction que par la réalité ? N’est-ce pas le premier dénominateur commun avec des patients qui se réfugient dans la fiction du fait de leur pathologie ?"
Par: Monique Charron, Rédactrice médicale et chroniqueuse culturelle /
Publié le : 24 Septembre 2017
L’éthique dont Paul Ricoeur disait « qu’elle visait une vie bonne avec et pour les autres dans des institutions justes », devenue un objectif nécessaire dans le processus de soin va-t-elle ou non nous rapprocher de la philosophie, discipline avec laquelle elle partage déjà une véritable dynamique, un questionnement bienvenu, un doute salutaire ?
S’inspirant de l’une et de l’autre notre conversation avec Eric- Emmanuel Schmitt, philosophe, dramaturge, écrivain maintes fois récompensé – par le prix Goncourt notamment, s’est articulée autour de son récent ouvrage d’entretiens menés par Catherine Lalanne, intitulé : Plus tard je serai un enfant. Certains passages soulèvent des questions interpellant le champ de l’éthique. Ainsi, jouer avec la temporalité, n’est-ce pas choisir la fiction avec cette possibilité infiniment renouvelée d’appuyer sur la touche rewind comme savent le faire nombre d’auteurs plus séduits par la fiction que par la réalité ? N’est-ce pas le premier dénominateur commun avec des patients qui se réfugient dans la fiction du fait de leur pathologie ?
Ce pied- de-nez à une conception linéaire chronologique et formatée de l’existence qui consiste à bousculer la temporalité en souhaitant redevenir un enfant rejoint le vécu des patients dont les repères spatio-temporels sont progressivement malmenés. Interrogé sur les notions de vulnérabilité et de liberté et sur ce constant va -et -vient entre fiction et réalité ( bien connu des malades), ce partisan de la fiction nous immerge dans un univers que les sujets, porteurs de troubles neurodégénératifs, ne cessent d’apprivoiser.
Deux notions souvent débattues en éthique y sont valorisées : la vulnérabilité et la liberté que l’on acquiert avec l’avancée en âge et qui permet d’être totalement soi, pleinement, joyeusement. Séduit par cette liberté qui s’accompagne d’une quasi indifférence à la transgression, Eric-Emmanuel Schmitt la considère comme « un cadeau du grand âge » et avoue aimer mettre en scène ce genre de clowns sages qui osent la cocasserie, l’ insolence et l’ impertinence avec une absence d’auto-censure similaire à celle que l’on retrouve parfois chez les malades Alzheimer. Vieillir, c’est grandir affirme-t-il. Cette absence de censure qui prédispose à la créativité (chez les artistes) peut aussi révéler chez les malades l’expression d’un talent artistique, pictural souvent. Lâcher la bride, cesser de contrôler, laisser venir les idées, les fulgurances, c’est mettre en repos cet hémisphère critique, analytique qui range les connaissances et se mettre en condition de créer.
La vulnérabilité, « cette propension à être atteint » qui caractérise les deux âges de la vie que sont l’enfance et la vieillesse devient un levier susceptible de donner confiance. Le sentiment de vulnérabilité est totalement fondateur.
En éthique, elle justifie un certain nombre de conduites (éthique du soin, directives anticipées, désignation d’une personne de confiance, formation des aidants etc…)
Entre fiction et réalité : le voyage du créateur et le vécu des patients
À travers la fiction au cœur de nombre de livres et de pièces de théâtre, l’idée « est de rechercher un ordre qu’on ne trouve pas dans le chaos de l’expérience, avec cette capacité de réversibilité à loisir » contrairement à cette réalité irréversible sur laquelle il est impossible de revenir. La fiction comme l’inconscient freudien ignore le temps réel du corps et correspond à une recherche de sens .Le philosophe Jacques Derrida déclarait que « Toute fiction est théologique, elle donne l’idée d’un ordre ». Elle a une architecture, un début, un milieu, une fin ….elle est construite comme Bach conçoit le monde .On y recherche l’organisation du temps d’une façon conséquente et justifiée.
Autre point commun, la fiction se moque de la temporalité et vous redonne 20 ans si vous le souhaitez « Le théâtre n’est-il pas ce séjour où la réalité demande l’aide de l’imagination pour devenir consistante ? »
Distinguer l’être humain de la pathologie qui l’emprisonne et tend à l’absorber, c’est tout l’enjeu d’une prise en charge éthique respectueuse de cette chair spirituelle inaliénable à laquelle les soignants aspirent tandis que les écrivains l’explorent dans leurs nouvelles La Vengeance du pardon (Éditions Albin Michel) du même auteur, dans l’optique de restituer à l’autre sa part d’humanité, cet autre capable du pire et du meilleur.
En ouvrant des passerelles entre le dicible véhiculé par les mots, et l’indicible, ce mode emprunté par la musique, ce chant de l’âme qui rend le présent palpable et savoureux , celui qui a longtemps hésité entre l’écrit et la musique pour finalement privilégier une écriture extrêmement musicale nous convoque dans cet entre deux si familier des malades. Je constitue une partition où les mots doivent retentir, la syntaxe onduler, la pulsation varier, les pauses respirer.
Retour à la réalité émotionnelle à travers le récit émouvant d’un moment vécu témoignant d’une question éthique autour de l’annonce de la mort d’un proche nous permettant de comprendre l’absence apparente de réaction de cette femme atteinte d’une maladie d’Alzheimer et vivant en institution à qui l’infirmière annonce la disparition brutale de son mari, venu la rejoindre pour vivre avec elle ses dernières années. L’information concernant la disparition de son compagnon bien que réitérée par l’entourage à la suite de l’infirmière semble lui avoir échappé puisqu’elle n’a pas réagi aux mots. Cependant, elle décide de descendre durant l’après-midi à l’étage inférieur pour prendre la main de son défunt mari avant de remonter dans sa chambre et de s’éteindre à son tour, mettant le mot fin à cette aventure amoureuse. Le pouvoir de comprendre était resté intact contrairement au pouvoir de communiquer.
Ainsi, perdre la capacité de s’exprimer avec des mots ne signifie nullement perdre la compréhension des situations ni des émotions. L’exemple de cette femme atteinte d’une maladie d’Alzheimer est hautement révélateur d’une existence qui accorde autant de place à l’émotion, à la fiction, à la créativité qu’au seul et unique hémisphère gauche qui gouverne nos décisions, nos choix raisonnés et peut-être notre mémoire.
Confortés par tous ces points d’ancrage, nous poursuivons notre investigation autour de quelques notions et valeurs habituellement rattachées à l’éthique ?
Éthique et philosophie : la culture du doute en partage
Comme l’éthique la philosophie remet en question les règles acquises et tend vers l’amélioration des questionnements. Si l’éthique apparaît comme l’art de se conduire avec soi et avec les autres englobant cette difficile prise en considération du singulier et du collectif, l’acte philosophique suppose de la même manière que l’on pose les questions avec davantage d’acuité. L’une et l’autre appréhendent l’incertitude et la multiplicité des réponses et se rejoignent dans la dynamique qu’elles suscitent.
Éthique et morale : L’éthique se confond- elle avec la morale en ce sens qu’elle met en avant la poursuite du bien pour autrui, la recherche de la tolérance…?
Il existe une similitude entre éthique et morale mais ces deux entités ne sont pas superposables. Les valeurs morales correspondent à la volonté d’appliquer des principes abstraits tels que le bien, la solidarité. L’éthique, quant à elle, s’ajuste dans le concret à une situation donnée tentant d’apporter des solutions. Les exemples fourmillent avec le don d’organes, les situations de fin de vie. Face à une morale figée ou qui rêve de l’être, l’éthique, dans sa dynamique, fait appel à l’imagination de chacun et au risque que chacun accepte d’assumer, comme le prouve par exemple la prise de décision pour autrui qui ne cesse de faire débat.
Éthique et justice : Faut-il dire la vérité au malade ?
Ceci renvoie à la question de la vérité érigée comme un devoir en Occident. En Asie, où l’on privilégie davantage l’harmonie du groupe, la vérité n’est pas une obligation. Lorsque dire la vérité paraît impossible du fait de la brutalité de l’annonce (on songe à celle d’une maladie incurable,) l’une des voies possibles est de créer les conditions rendant possible l’accès à cet énoncé en misant sur une pédagogie permettant de faire vivre ses valeurs. Ainsi, l’accès à la vérité devrait-il respecter le groupe et l’individu et s’ajuster au cas par cas, comme le suggère la démarche éthique.
Éthique et spiritualité : Comment respecter l’intériorité inaliénable de l’être humain ?
Ces deux champs sont frontaliers, ils se recoupent se recouvrent et sont dominés par la recherche du sens. Chacun cherche un sens à sa vie dans un monde visible doublé d’invisible. Le consumérisme nous bloque dans le présent du plaisir, et empêche cette quête de sens. Parmi les grands pourvoyeurs de sens figurent les religions, la philosophie. Soutenir avec Pascal que le monde est absurde, c’est déjà accorder un sens à sa vie. … On confond la conscience volontaire avec la vie de l’esprit infiniment plus riche puisqu’ elle intègre le cœur, l’imaginaire, la rêverie, la fantaisie, la contemplation
Éthique et liberté individuelle .
L’éthique entend préserver la dignité, l’autonomie et l’identité des patients porteurs d’une maladie d’Alzheimer en reconnaissant la personne en ce qu’elle est et dans ses droits malgré les entraves mentales dont elle souffre. L’une des spécificités de notre société est que le monde moderne nous invite à une pluralité de propositions de sens contrairement à une époque précédente plus monolithique. Cette pluralité angoisse certains de nos contemporains qui se trouvent confrontés à une complexité de lecture. Davantage de propositions de sens, davantage de religions n’est ce pas une occasion de nous restituer notre liberté fondamentale ?
Ainsi s’achève notre conversation avec cet écrivain habité par la nostalgie du musicien qu’il n’a pas été, qui produit son texte comme un musicien sa mélodie, et refuse de prendre la moyenne pour norme. Lui qui a fait le deuil de la vérité en philosophie est passionné par cette épreuve perpétuelle de l’altérité qui suppose bienveillance, écoute, compréhension et tolérance.
*Eric-Emmanuel Schmitt, auteur d’un premier roman à 11 ans a reçu le grand prix du théâtre, le Prix Goncourt en 2010 et siège désormais à l’Académie Goncourt.
Quelques pièces : le Visiteur, la nuit de Valognes, Oscar et la dame rose, Hôtel des 2 mondes, Petits crimes conjugaux, Monsieur Ibrahim et les fleurs du Coran, Elixir d’amour