« (…) les techniques d’hygiène collective qui tendent à prolonger la vie humaine ou les habitudes de négligence qui ont pour résultat de l’abréger dépendant du prix attaché à la vie dans une société donnée, c’est finalement un jugement de valeur qui s’exprime (nous soulignons) dans ce nombre abstrait qu’est la durée de vie moyenne. »
Canguilhem, Le normal et le pathologique, PUF, Paris, 1966 (p. 103)
La crise sanitaire a vu s’imposer dans le débat public la question de la priorisation des vies en fonction de leurs valeurs supposées. On a par exemple entendu qu’en consacrant des efforts économiques colossaux pour sauver les vies des personnes malades ou particulièrement à risque de mourir de la Covid-19, le choix avait été fait de sacrifier les vies d’autres personnes malades ou les vies des personnes qui, par les effets économiques durables de la crise, se trouveront dans des situations de précarité. À une autre échelle, on a également beaucoup entendu parler des pratiques de tri effectuées par les services d’urgence et de réanimation.
Cette question n’est pourtant pas neuve ni en France (Lombrail et al, 2004 ; Lachenal, Lefève, Nguyen, 2014 ; Morel, 2014 ; Leichter-Flack, 2015) ni
a fortiori ailleurs (notamment : Daniels, 1985 ; Emmanuel et al., 2018). Des décisions plus ou moins explicites et formalisées de priorisation sont à l’œuvre dans les institutions publiques lorsque, par exemple, le Parlement français décide d’allouer une somme dédiée à l’assurance maladie (ONDAM), lorsque la Haute Autorité de Santé recommande d’investir dans une stratégie de santé aux dépens d’une autre. Ce qu’on nomme parfois le « triage » est aussi quotidien dans les services de soin comme l’ont indiqué ces derniers mois certains spécialistes de ces questions (Venier, 2020 ; Morel, 2020). Ce qui change avec la crise du Covid-19 est moins, par conséquent, l’avènement de pratiques de priorisation que leur intensification et leur extension (Emanuel, 2020 ; Lefève, 2020) et l’exposition médiatique et publique de ces décisions habituellement peu débattues et peu publicisées, et parfois informelles.
Pourtant, en France, le débat peine encore à s’imposer, faute d’un consensus sur l’existence même de ces pratiques (Gzil, 2020). Dans cette journée, il s’agira précisément de se demander quels critères nous pourrions mobiliser pour justifier la
priorité de certaines vies par rapport à d’autres, dans un contexte où les ressources sont finies et donc limitées au moment où les besoins se manifestent. Plus précisément, nous partirons du constat de Canguilhem cité en exergue, et largement documenté par les travaux de Didier Fassin (2003) notamment - les vies se voient attribuées des « prix » différenciés qui expriment des « jugements de valeur » – pour le confronter à l’exigence propre à nos démocraties d’
expliciter les choix et de les rendre publiquement
justifiables (Fagot-Largeault, 2010). Cette exigence d’explication et de justification est-elle soutenable et que suppose-t-elle théoriquement et pratiquement ? Ne procède-t-elle pas toujours d’une « économie morale » (Fassin, 2012, 2018, 2020) pour rendre moralement acceptables des inégalités, pour les « justifier » ?
Dans le champ des politiques publiques, en particulier sanitaires, cette question se pose concrètement à plusieurs niveaux : celui des institutions étatiques, celui des institutions régionales et celui des institutions de soin. Il importe tout à la fois de distinguer ces niveaux, en caractérisant les questionnements qui leur sont propres, et de montrer leurs relations. Nous identifions ici quatre questions qui seront les objets de nos quatre tables rondes.
- À quelles conditions l’objectivation de la valeur de la vie est-elle possible et souhaitable ? L’explicitation et la justification des choix de priorisation suppose, comme préalable, la possibilité d’une objectivation de la valeur de la vie. Une première question est donc de savoir ce que suppose, théoriquement et pratiquement, le projet d’une objectivation et, éventuellement, d’une mesure de la valeur de la vie (procédures de délibération collective, mesure de l’efficience ajustée ou non par celle de la qualité de vie, enquêtes mesurant les dispositions à payer, etc.).
- Quelles parts respectives pour l’implicite et l’explicite dans les décisions de priorisation ? Quels différents niveaux d’arbitrage ? Une question, plus descriptive, est de savoir par quels mécanismes institutionnels, implicites et explicites, s’opèrent des arbitrages économiques sur la priorité qu’il convient d’accorder à telle stratégie sanitaire plutôt qu’à telle autre ou à telle vie plutôt qu’à telle autre. La question mérite d’être posée aussi bien à l’échelle des instances de décision nationales (ONDAM, gestion du panier de soins remboursables, définition des plans de santé publique, etc.) qu’à l’échelle des établissements de soin.
- La priorisation des stratégies de santé à l’échelle nationale. Quelle explicitation des critères ? Quel contrôle démocratique ? À l’occasion d’une troisième session, on se demandera dans quelle mesure l’explicitation et la justification des décisions d’arbitrage est souhaitable à l’échelle des institutions nationales. Est-il préférable de fonder ces décisions sur des critères a priori susceptibles d’orienter toute décision publique de choix ou sur des délibérations collectives susceptibles de varier suivant les époques et les situations ? Qu’implique concrètement la démocratisation de ces décisions (implication des usagers, jurys citoyens, etc.) ?
- La priorisation des soins à l’échelle des établissements de santé. Quelle explicitation des critères ? Quel contrôle démocratique ? Les questions de la session précédente seront à nouveau posées mais transposées aux structures de soin et d’accompagnement : hôpitaux, structures d’hébergement pour personnes dépendantes, vulnérables, précaires sont des lieux où s’opèrent quotidiennement des arbitrages plus ou moins formalisés qui peuvent être lourds d’implications et de conséquences. Quels contrôles démocratiques peuvent être exercés sur ces décisions ? La question se pose de savoir quelle marge de décision et d’interprétation les soignants peuvent bénéficier face aux différentes situations. Quel degré de procéduralisation doit être institué dans les pratiques soignantes, qui impliquent nécessairement des décisions de priorisation ?
Daniels, N. 1985,
Just Health Care, Cambridge University Press.
Emanuel, E.,
et al., 2018. Rationing and Ressource Allocation in Health Care, Oxford University Press
Emanuel, E., 2020. « Fair Allocation of Scarce Medical Ressource in the Time of Covid-19 », New England Journal of Medecine; 382:2049-2055, DOI: 10.1056/NEJMsb2005114
Fagot-Largeault, A. 2010.
Médecine et philosophie, « Évaluer la qualité de vie », pp. ???
Fassin, D. 2003, «The embodiment of inequality. A political anthropology of Aids in Southern Africa », EMBO Reports, numéro spécial « Science and Society », 4, S4-S9.
Fassin, D. 2012. « Économies morales et justices locales »,
Revue française de sociologie, vol. 53, 651-655.
Fassin, D. 2018.
La vie : mode d’emploi critique. Paris, Seuil.
Fassin, D. 2020.
De l’inégalité des vies. Leçons inaugurales du Collège de France, Fayard.
Gzil, F. 2020. « Triage et Covid-19 : qu’est-ce qui ne va pas avec l’approche utilitariste ?»,
Revue française d’éthique appliquée, numéro 10.
Lachenal G, Lefève, C., Nguyen V.-K., 2014. La médecine du tri. Histoire, éthique, anthropologie.
Les Cahiers du centre Georges Canguilhem, Numéro 6.
Lefève, C. 2020. « Extension du domaine du tri », AOC, 20 avril, disponible en ligne : https://aoc.media/analyse/2020/04/19/extension-du-domaine-du-tri/.
Leichter-Flack, F. 2015.
Qui vivra qui mourra, Paris, Albin Michel.
Lombrail, P.,
et al., 2004. « Accès aux soins et inégalités sociales de santé : Que sait-on de l’accès secondaire ? »,
Santé, société et solidarité, , 2, 61-71.
Morel, S. 2014, « L'urgence à plusieurs "vitesses" : Fracture territoriale et inégalité sociale dans l'accès aux soins d'urgence en France. Genèse et réalité d'un sous champ sanitaire », Thèse de sociologie, Université de Nantes.
Morel, S. 2020, « Chaque pays, en fonction de son système de soins, choisit ses morts ! »,
Revue française d’éthique appliquée, numéro 10.
Venier, F. 2020, « Le tri médical, une réalité quotidienne »,
Revue française d’éthique appliquée, numéro 10.