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Dernière étape d’une « libéralisation de la mort » ?

Par: Emmanuel Hirsch, Ancien directeur de l’Espace éthique de la région Île-de-France (1995-2022), Membre de l'Académie nationale de médecine /

Publié le : 11 Février 2011

Extrait de Apprendre à mourir, Paris, Grasset, 2008

 

Le 25 janvier 2011, la proposition de loi n° 659 relative à l’aide active à mourir présentée par Jean-Pierre Godefroy sera discutée au Sénat.

Au service des valeurs du soin promues et défendues au sein de nos établissement de santé, l’Espace éthique/AP-HP propose, cette fois encore, des approches qui permettent de mieux cerner les enjeux d’un choix de société qui affecte nos principes fondamentaux et notre relation de responsabilité à la personne vulnérable dans la maladie.

 

Une existence respectée jusqu’à sa fin

Il n’est ni mérite ni démérite dans la fragilité et la vulnérabilité de nos positions face à la mort. Là où l’humanité d’une sollicitude est plus attendue que la rigidité de postures dogmatiques, la dignité échappe aux considérations théoriques, et nos idéaux ont moins de prix que la valeur d’une relation et l’humanité du signe adressé par celui qui ne déserte pas. Il ne faut pas compromettre définitivement les quelques raisons qui permettent d’espérer encore de la vie et d’attendre de ses derniers instants l’accomplissement d’une existence respectée jusqu’à sa fin.

S’il est une liberté à reconquérir, elle ne saurait se limiter à la revendication de l’autodétermination de la mort. Le droit de bénéficier d’une position maintenue dans la préoccupation des vivants, de conditions d’accompagnement dignes de l’idée d’humanité, constitue un enjeu que j’estime plus déterminant que l’organisation du dispositif favorisant l’octroi d’une euthanasie. Il s’agit-là d’une responsabilité qui saisit notre société dans sa capacité d’affirmer le sens ultime du lien et de la fraternité. C’est dire à quel point ses réponses s’avèrent essentielles et relèvent d’une obligation morale forte, d’engagements cohérents qui ne sauraient se satisfaire du registre compassionnel ou des formules incantatoires indifférentes à la vérité et à la singularité des circonstances.

Les controverses suscitées par les représentations médiatisées et forcément dramatisées de certaines fins de vie, altèrent la capacité de vigilance et la nécessaire pondération qui s’avèrent indispensables au maintien des quelques principes susceptibles d’éviter que ne s’accentuent les équivoques et les systématismes, avec leurs dérives que l’on ne maîtriserait plus. Il nous faut résister aux tentations d’une résolution hâtive des quelques circonstances qui provoquent, à juste titre, nos consciences exposées à des approches parfois inacceptables ou insatisfaisantes des conditions de fins de vies médicalisées.

La limitation ou l’arrêt de traitement imposent d’autres mentalités que celles du désinvestissement, de la relégation ou, faute de mieux, de la mort assistée.

Libéralisation de la mort

Les missions du soin relèvent d’une double exigence : préserver l’humanité d’une relation et ne pas renoncer à reconnaître l’autre en ce qu’il demeure jusqu’au terme de son existence. Le soupçon que suscite, notamment dans nos institutions hospitalières, la confusion de prises de positions ambiguës, d’apparence aléatoires — avantageusement relayées au sein de la cité —, s’avère dès lors inconciliable avec la reconnaissance des besoins de confiance, d’estime, d’appartenance à laquelle aspire la personne dans ces circonstances extrêmes. D’autant plus lorsque l’envahit le sentiment parfois oppressant d’un temps qui lui est compté, d’une vulnérabilité qui s’accentue et menace son intégrité.

Le devoir de respect engage à l’expression intransigeante et rigoureuse d’une forme élevée de la solidarité humaine. Il ne peut donc pas se satisfaire des approximations, y compris lorsqu’elles prétendent relever du registre de la compassion, voire de la responsabilité partagée. Notre souci de l’autre, fragile et démuni face à sa mort, mérite mieux.

Le droit de vivre dans la dignité sollicite davantage nos responsabilités humaines et sociales que consentir à octroyer la mort au nom d’une conception pour le moins restrictive de l’idée de dignité. Pour autant, la parole de la personne accablée par la maladie et confrontée à l’inéluctable, parfois à l’insoutenable violence d’une souffrance radicale, ne saurait nous laisser indifférent. Il nous faut en assumer le défi, lui témoigner une sollicitude, une préoccupation concrète dans la proximité d’une relation vécue comme un engagement. N’est-il pas une certaine forme d’indécence, ou alors une profonde méconnaissance, à considérer sans autre forme que légitimer le « don de la mort » ou le meurtre compassionnel constituerait la réponse espérée par celui qui éprouve le sentiment d’un désastre sans recours ? Il ne s’agit en aucun cas d’adopter des postures morales, de clamer les grandes vertus sur le promontoire des idéaux, de lancer des anathèmes, de fustiger les fervents d’une « mort dans la dignité » promue comme le catéchisme du temps présent. J’estime plutôt nécessaire de contribuer à l’exigence d’un débat qui ne saurait se résoudre à déterminer des normes et des règles conformes à ce que serait, en l’occurrence, une “bonne solution”, cette “bonne mort” tellement prisée et convoitée de nos jours par ceux qu’elle inquiète tant. Témoigner un véritable souci à la « mort dans la dignité » ne se limite pas à envahir l’espace public de slogans et de résolutions expéditives qui dénaturent trop souvent la signification des enjeux.

Dans l’intimité du soin, en institution ou au domicile, certains défendent avec humilité et au nom de valeurs démocratiques fortes une conception de la dignité humaine qui rend possible un cheminement jusqu’aux confins de la mort. Leurs positions apparaissent pourtant moins attractives et éloquentes que les témoignages pathétiques exhibés à titre de démonstrations, voire de jugements péremptoires que la compassion ne permettrait pas de contester. Il convient en fait de préserver les conditions mêmes d’une réflexion, voire d’une méditation personnelle, intime, qui n’exonère pas cependant de l’obligation de choix politiques effectivement respectueux, en pratique, des personnes dans leurs convictions profondes, attachements et droits. C’est permettre ainsi — autre expression de la liberté — de se maintenir dans une position de vigilance, de demeurer invulnérable aux tentatives d’une soumission inconditionnelle aux pressions et convoitises d’une idéologie de convenance, à tant d’égard favorable à la prescription médicale de la mort.

Les débats relatifs à la dépénalisation de l’euthanasie sont récurrents en France depuis les années 80. Ils n’ont pas été vains. Au-delà des controverses nécessaires, la France s’est en effet engagée dans une démarche favorable à la lutte contre la douleur et au développement d’une culture des soins palliatifs. Notre pays a légiféré en 1999 en faveur des soins palliatifs (1), en 2002 « pour assurer à chacun une vie digne jusqu’à sa mort » (2) et en 2005 (3), avec intelligence et subtilité, afin de reconnaître précisément le « droit des malades en fin de vie ». En pratique, toutefois, les dispositifs ne sont que rarement à la hauteur des attentes et des besoins. Trop de réticences et d’insuffisances en termes de choix institutionnels compromettent la dynamique d’une intégration des soins de support et des soins palliatifs au quotidien de la médecine. Je comprends parfois ceux qui comprennent de tels manquements comme l’indice de mentalités plutôt favorables à l’euthanasie, même si depuis juin 2007 le développement des soins palliatifs relève des priorités gouvernementales.

En Europe, les Pays-Bas, la Belgique et désormais le Luxembourg se sont dotés d’une législation qui rend possible la pratique médicale d’euthanasie. Pour certains propagandistes de la « mort dans la dignité » ces pays constituent un incontestable modèle qui devrait inspirer le législateur français. Il semblerait du reste ne pas être totalement réfractaire à une certaine évolution de la loi du 22 avril 2005 en reconnaissant, sous certaines conditions, le droit à bénéficier d’une euthanasie dite d’«exception ». La prudence justifierait de privilégier une approche par étapes, toutefois rien n’indique qu’une circonstance inattendue ne contribue à précipiter le calendrier.

Il me semble donc aujourd’hui opportun d’évoquer certains enjeux à ne pas négliger, ou les quelques valeurs à ne pas déconsidérer, si demain notre société était en situation de franchir la dernière étape d’une « libéralisation de la mort ».

 
Notes :
(1) Loi n° 99-477 du 9 juin 1999 visant à garantir le droit à l’accès aux soins palliatifs.
(2) Loi n° 2002-303 du 4 mars 2002 relative aux droits des malades et à la qualité du système de santé, article L. 1110-5.
(3) Loi n° 2005-370 du 22 avril 2005 relative aux droits des malades et à la fin de vie.