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editorial
Dimension de l’âge dans le ressenti de la perte d’autonomie
Par: Catherine Ollivet, Présidente du Conseil d’orientation de l’Espace de réflexion éthique de la région Ile-de-France, Présidente de France Alzheimer 93 /
Publié le : 08 Avril 2009
Que ce soit dans le plan « grand âge » ou le plan « Alzheimer », la volonté affichée est bien aujourd’hui de permettre au plus grand nombre des personnes âgées en situation de handicap physique et/ou psychique de rester le plus longtemps possible à leur domicile, choix de vie préférable aux yeux de tous. Mais pour des raisons diverses, accident ou maladie, chacun d’entre nous, quel que soit son âge, peut être amené à subir une perte de son autonomie, provisoire ou définitive.
Il faudra bien alors envisager d’aménager, de négocier une nouvelle organisation de la vie chez soi, qui tiendra compte des nouvelles capacités, ou plutôt des incapacités subies. Rechercher une personne susceptible de vous aider, soit par relation, soit par l’intermédiaire d’une association d’aide à domicile, n’est déjà pas simple en soi : à qui faire confiance alors que je suis amoindrie, vulnérable ? Va-t-elle être capable de s’adapter à mes besoins, à mes habitudes ?
Arrive le jour fatidique de la mise en œuvre concrète de cette aide. C’est alors que l’âge va prendre une place très importante dans le ressenti de l’aide apportée.
Lorsque vous êtes jeune, votre peau ne vous appartient pas. Vous la partagez avec votre amant, votre mari, vos bébés serrés contre votre poitrine, les regards des autres vacanciers sur la plage… Les murs de votre habitation ne vous appartiennent pas. Votre vie, professionnelle et personnelle, vous amène à vous installer provisoirement là et ailleurs. Vous emportez avec vous meubles et objets que vous disposez différemment selon les possibilités. Rien n’est figé. Tout peut changer.
Puis, les années venant, votre territoire intime prend une toute autre dimension.
Vous partagez de moins en moins votre peau, vous ne serrez plus de bébés contre votre sein nu, les caresses se font plus rares et vous ne vous promenez plus à demi nue sur la plage. Vos murs vous appartiennent, chaque meuble a trouvé sa place définitive, chaque objet décoratif son rôle dans l’harmonie de votre regard.
L’arrivée d’une aide à domicile c’est en tout premier lieu, l’intrusion, dans le rituel de la vie ordinaire installé années après années, d’une « étrangère », qui vient, sans mesurer les conséquences de ses actes d’aide, violer le territoire du domicile, violer la pudeur du corps, toucher votre peau pour aider à la toilette et s’immiscer dans votre intimité pour changer les draps du lit, laver et repasser vos vêtements, toucher vos objets sacrés, même s’ils semblent dérisoires, pour les épousseter …
Comment alors s’étonner des refus, des réactions parfois violentes en retour ?
Si la personne aidée souffre de déficits cognitifs de type Alzheimer et est en plus une maîtresse de maison, l’envahissement de son territoire est une vraie déclaration de guerre. D’abord parce que sa maladie elle-même ne lui permet pas de mesurer combien ses pertes demandent nécessairement à être compensées, ensuite parce que cette intruse empiète directement sur SON domaine de compétences… d’autrefois.
Même sans maladie d’Alzheimer, même « avec toute sa tête » comme on dit, en souffrant seulement d’atteintes physiques qui ne vous permettent plus de répondre à tous vos besoins, cette intrusion dans le territoire de l’intime est d’une grande violence.
Montrer votre corps modifié par les atteintes de l’âge ou de maladies, ces petites misères de la « vilaine peau qui pendouille de partout », à des yeux étrangers, mais aussi ne plus pouvoir choisir l’heure de votre toilette et la température de l’eau, vivre l’humiliation de ces mains qui nettoient votre dentier. Non seulement avoir besoin d’aide pour vous habiller mais voir vos vêtements, votre petit linge, tripoté, choisi, écarté et même jeté d’un « oh vraiment, vous avez vu votre soutien gorge dans quel état il est ! » qui vous fait honte, alors que c’est justement celui-là qui vous est le plus confortable ; non seulement ne plus pouvoir choisir et préparer ces repas qui faisaient autrefois votre gloire de bonne cuisinière, mais devoir supporter d’être nourrie comme un bébé, la bouche violentée de cuillerées enfilées les unes derrière les autres sans laisser le temps ni de mâcher ni même de savourer si par hasard c’était bon, abreuvée maladroitement ce qui vous fait baver ou avaler de travers, et vous entendre en plus encouragée d’un « faut tout finir ma petite mamie, sinon je vais dire à votre fille que vous mangez pas ! »
Et ces objets, accumulés au fil des années, souvenirs heureux ou émouvants de votre passé, souvenirs de ceux qui ne sont plus, que vous avez épousseté avec tendresse et remis soigneusement dans un ordre précis pour des raisons qui n’ont de sens que pour vous, les voilà bousculés, parfois cassés, jamais au bon endroit, et même retirés de votre regard et enfermés dans un carton, parce qu’ils dérangent, ne servent à rien ou seraient dangereux.
Quel que soit l’âge, les épreuves de la vie font prendre des proportions étonnantes à ce qui n’est pour les autres qu’un détail sans grande valeur : objets, photos, musiques, livres, meubles, chacun d’entre nous accorde à son environnement intime une place particulière. Plus les années passent, plus les accidents de la vie vous atteignent, et plus cet environnement proche qui vous colle à la peau et au cœur, prendra une importance évidente de réassurance, de sécurité, de stabilité dans un monde qui semble parfois se dérober sous vos pieds.
Comment faire comprendre aux personnels de l’aide, que les colères, les refus sont parfaitement légitimes ? Que « la vieille dame » n’est ni méchante, ni odieuse, mais que tout simplement sa vie intime personnelle est en train de lui être volée. Comment le faire comprendre aussi à la fille qui veut bien faire et s’inquiétant à juste titre des défaillances importantes de sa mère, s’immisce, avec tout son amour, dans ce territoire intime pour l’aider, la soutenir, la protéger d’elle-même, et ne reçoit en retour que colères, injures, accusations infondées ?
Les besoins de formations professionnelles spécifiques pour soigner et prendre soin des personnes âgées en général, et tout particulièrement celles qui souffrent d’une démence Alzheimer ou apparentée, sont connus et aujourd’hui reconnus dans le 3ème Plan Alzheimer.
Mais une formation peut-elle vous apprendre le tact, la délicatesse, la présence efficace et cependant discrète, légère ? Peut-elle vous apprendre à préserver une distance, non pas celle d’un « je me tiens à distance » parce que je ne reconnais pas cette vieille personne comme mon semblable, parce que ses réactions inattendues me dérangent, parce que parfois même il m’arrive d’en avoir peur, mais lui offrir la distance qu’elle même choisit, son territoire sacré autour de son corps, de son esprit, de ses souvenirs, dans lequel nul n’a le droit de s’autoriser à pénétrer d’autorité ou « pour son bien » sans la plus extrême délicatesse de la parole et du geste.
Peut-on apprendre aux organismes et aux familles à accepter une part de risque, une réponse d’aide provisoirement imparfaite, sans juger, sans faire pression, pour offrir un temps d’adaptation, de négociation avec soi-même, et arriver ainsi peu à peu à des réponses d’aides acceptées et non subies, pour ne plus lire dans des yeux délavés cette abominable résignation, cet abandon de soi : « faites de mon corps ce que vous voulez, je ne suis plus là, je ne l’habite plus ».
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