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Les directives anticipées : une figure de la culture du narcissisme... sans application éthique
"L'idéologie narcissique du sujet ministre de sa mort suscite l'effroi de la conscience, parce qu'elle enveloppe de son abstraction grise les innombrables reliefs d'une personnalité, d'une vie, d'une souffrance qui, si elles se laissent appréhender sous le regard d'autrui, répugnent à se prendre elles-mêmes pour objet."
Par: Elisabeth G. Sledziewski, Maître de conférences de philosophie politique, Université de Strasbourg (Institut d'Etudes Politiques) et Espace éthique /AP-HP, membre du conseil scientifique de l’Espace éthique Alzheimer /
Publié le : 05 Janvier 2015
Mis en place par la loi du 22 avril 2005 (Code de la Santé publique, art. L1111-11), le dispositif autorisant la rédaction par chacun de "directives anticipées", censées préciser « les souhaits de la personne relatifs à sa fin de vie », reste en France d'un usage marginal. À en croire les praticiens, le passage par cette case ante mortem ne semble pas être entré dans les mœurs, ni même dans l'horizon pratique d'un public que des enquêtes d'opinion récurrentes révèlent pourtant attaché à l'exercice d'un arbitrage souverain de chaque individu sur sa propre mort. Hiatus entre le dire et le faire, entre les conduites revendiquées et les conduites adoptées ? Paradoxal, mais au fond banal effet d'arythmie dans l'évolution des mentalités ? On peut y voir aussi le symptôme d'un malaise anthropologique plus profond, suscité par l'impossibilité où se trouve notre société de fournir à l'hyperindividualisme et au matérialisme consuméristes toutes les applications éthiques réclamées par leur déploiement.
Dans l'incitation donnée depuis une décennie par le législateur et l'institution médicale à la rédaction de directives anticipées, dans l'assentiment que lui accorde l'opinion, dans le brevet de conformité aux standards libéraux que lui décernent les faiseurs d'opinion, et plus encore dans la lecture maximaliste transformant l'incitation en injonction, puis en affirmation d'un droit contraignant et opposable au médecin, se décline une vulgate hédoniste-entrepreneuriale dont le très bon indice de tolérance culturelle, du moins au sein de la société urbaine développée, pourrait bien cacher, en revanche, un fort indice de résistance psychologique, morale, voire spirituelle. Comme si l'affichage en boucle des prérogatives du moi-soleil butait là sur un non possumus, ou plutôt en fait un non possum : l'aveu d'impuissance de la personne intime à assumer les implications existentielles concrètes de cette figure vide, de cet objet narcissique érigé en idéologie --l'auto-institution, l'auto-fondation du sujet.
En idéologie, non en morale, tout le problème est là. En idéologie énoncée, déclinée, inculquée dans ses nombreux mais monotones stéréotypes, et non en morale proposée à l'appropriation libre, sereine, éminemment personnelle de chaque individu. Une idéologie, comme telle formatée-formatante, à laquelle il n'est permis que de se conformer en se satisfaisant du constat rassurant qu'on valide les codes, que tous les voyants de la mimétique sont au vert. Mais si ce régime idéologique peut convenir aux postures qu'adopte l'acteur social dans les occurrences les plus ordinaires de sa vie, il ne saurait, comme sujet personnel, s'y reconnaître lorsque l'essentiel, son être même, est en jeu : au premier chef, donc, son ne-pas-être, la possibilité de sa disparition. La prescription faite à chaque individu-citoyen d'administrer a priori les modalités de sa propre confrontation avec l'échéance mortelle risque fatalement d'être identifiée par lui comme idéologique, c'est-à-dire sans ancrage ni dans l'expérience singulière de la personne, ni dans les valeurs attestées du groupe, et donc privée des clefs symboliques ou des repères axiologiques vecteurs de sens. L'idéologie narcissique du sujet ministre de sa mort suscite l'effroi de la conscience, parce qu'elle enveloppe de son abstraction grise les innombrables reliefs d'une personnalité, d'une vie, d'une souffrance qui, si elles se laissent appréhender sous le regard d'autrui, répugnent à se prendre elles-mêmes pour objet.
Il ne faut pas sous-estimer cependant l'effort militant déployé pour promouvoir une telle idéologie et l'intérêt pris à cette promotion par de puissants réseaux, largement médiatisés et en phase avec la production de la culture contemporaine. Le recours du législateur à la notion de "directives" (désignant des actes normatifs) et les conditions qu'il pose à leur formulation (lucidité cognitive et capacité psychologique) ressortissent à une approche autonomiste et solipsiste du sujet, privilégiant l'exercice d'une volonté souveraine objectivante et rationalisante (celle du héros cornélien qui proclame « Je suis maître de moi comme de l'univers, je le suis, je veux l'être » et prétend disposer de sa mort comme de sa vie, mais en version XXI° siècle, au gré de son plaisir et pas au nom d'une cause supérieure à lui-même, comme c'est toujours le cas chez ce héros). Ce sujet-là est l'homme des capacités. Entrepreneur de sa propre existence, il l'est également de sa propre mort, construisant son propre mausolée et ordonnant sa propre pompe funèbre. Puisque ce sujet-roi postmoderne n'a d'arbitre que son seul désir (« si je veux, quand je veux, comme je veux »), à lui d'en user de même pour le dernier épisode de cette vie choisie et, pour paraphraser la campagne de lancement de la Twingo dans les années 90, d'inventer la mort qui va avec...
Derrière la fiction volontariste de la mort à écrire sur une page blanche, de la mort comme res agenda, n'y a-t-il pas cette dilatation stérile de l'autonomie du soi, cette fuite vertigineuse dans l'indéterminé que Hegel nomme la "liberté du vide" – une liberté sans contenu éthique qui se prend elle-même pour objet ? Et en symétrie de cette dilatation narcissique, n'y a-t-il pas, comme dans toute posture narcissique, le bénéfice escompté d'un déni, d'une contraction de la réalité de la mort ?
La déréalisation fait ici œuvre de déshumanisation : ce qui se dilue dans une anticipation matérielle, technique et juridique, c'est la mort comme événement humain et moral. Cet événement est en quelque sorte incorporé dans le dispositif testamentaire, lequel porte sur des biens (seul le poète ayant le privilège de léguer des valeurs extrapatrimoniales, comme Villon dans son Testament) : l'événement humain de la mort est réifié, mis à la disposition d'un sujet propriétaire de sa personne envisagée comme capital. Ultime avatar d'une "mort de moi" qui a marqué la condition de l'homme moderne et qui, désormais, se trouve paradoxalement déréalisée en glissant du statut de bien personnel à celui de bien réel. La déréalisation est réification. La culture de phobie de la mort est une culture de mort.
Reste que nos contemporains résistent à une telle mutation anthropologique : malgré sa profonde affinité avec notre culture thanatophobe, la simulation déréalisante des "directives", dans son aspect d'épreuve anticipée ou d'examen blanc, semble se révéler trop anxiogène pour remplir son rôle de neutralisation-réification de la mort. On touche alors à la dimension politique de l'affaire : l'arène publique se peuple de sophistes, de crieurs médiatiques porteurs de la bonne parole euthanasique et promoteurs de ses accessoires idéologiques, au nombre desquels ces "directives anticipées", qui se prêtent à toutes les lectures mortifères, sont à ranger. Il est dès lors légitime et urgent de contrer cette offensive, au nom d'une conception humaniste du sujet dans la cité.