Notre Newsletter

texte

editorial

L’Espace éthique, un lieu-tiers d’innovation en éthique - Retour sur une histoire

"Cet espace constitue un lieu d’hospitalité, de réflexion, de partage d’expériences, de mise en commun et de transmission des savoirs et des compétences. Il s’inscrit dans la géographie de ces nouveaux territoires de la vie démocratique que sont les tiers-lieux."

Par: Emmanuel Hirsch, Ancien directeur de l’Espace éthique de la région Île-de-France (1995-2022), Membre de l'Académie nationale de médecine /

Publié le : 08 Février 2022

Parfaitement inscrit dans la dynamique de la « démocratie en santé »

Emmanuel Hirsch est co-fondateur en 1995 de l’Espace éthique AP-HP avec Alain Cordier et Didier Sicard

26 janvier 2022

Avec la création en 1995 de l’Espace éthique Assistance publique-Hôpitaux de Paris dédié aux pratiques du soin, de l’accompagnement et de la recherche, nous avons initié une approche inédite de l’éthique appliquée.
Il ne s’agissait pas tant de philosopher sur le soin que de développer une culture éthique du soin, une conception de l’engagement soignant considéré comme un acte politique essentiel à la vie démocratique.
Nous avons ainsi proposé un nouveau modèle de concertation éthique au cœur de l’institution et de la cité.
Avant de présenter les missions imparties à un Espace éthique, évoquons brièvement l’esprit de notre démarche.
Il importe d’emblée de préciser que la création  de l’Espace éthique en 1995 se situe dans la filiation des bouleversements provoqués par les « années sida », cette « irruption de la parole de la personne malade » sur la scène publique et dans une perspective de mobilisation politique. 
C’est ainsi qu’est née la démocratie en santé, consacrée par la loi du 4 mars 2002 relative aux droits des malades et à la qualité du système de santé, dite la loi Kouchner.
L’Espace éthique n’est pas un comité d’éthique, un lieu qui dit l’éthique, et où se prononce une sagesse, qui rend des avis, prescrit ou évalue.
Parfaitement inscrit dans la dynamique de la « démocratie en santé », son objectif est de favoriser l’attention accordée non seulement aux enjeux de l’innovation biomédicale et de la bioéthique, mais tout autant aux questions éthiques « d’en bas », celles qui concernent les pratiques soignantes et médico-sociales au quotidien, en établissement ou au domicile, l’exercice de compétences et de responsabilités dans un contexte certes caractérisé par les incertitudes, les souffrances et les vulnérabilités, mais également par les prouesses et les promesses de technologies parfois disruptives dans tant de champs de la vie et du vivant.

L’art du dialogue et de la discussion y est porté à un niveau d’exigence indispensable au discernement et à la délibération.  
C’est ainsi que peut s’exprimer et s’entendre ce qui parfois ne se dit pas ou plus, et que s’approfondissent dans la concertation respectueuse des valeurs, des attachements, des préférences mais également de convictions de chacun, les questions difficiles. Celles qui trouvent difficilement audience là où les procédures, les protocoles, voire les évidences tirées des analyses de la littérature scientifique, font  trop souvent prévaloir l’esprit de système.

Par la suite, la loi du 6 août 2004 relative à la bioéthique, a institué la création d’Espaces de réflexion éthique régionaux, inspirés de l’expérience et de l’expertise développées au sein de notre Espace et de son réseau qui associe depuis 1995 des professionnels et des membres d’associations de santé ainsi que d’autres personnes de la société civile soucieuses du bien commun. Ils composent en quelque sorte une communauté de vigilance ou de veille éthique, mobilisée au-delà des clivages ou des revendications catégorielles, en référence à des valeurs partagés qu’ils font vivre jusque dans les lieux les plus retirés du soin et de l’accompagnement.
Depuis 2014 nous sommes donc devenus l’Espace de réflexion éthique de la région Ile-de-France, rattaché à l’Agence régionale de santé et à l’AP-HP.
À ce jour la France compte 15 espaces régionaux de réflexion éthique que le ministère des Solidarités et de la Santé présente comme « des acteurs clés de la bioéthique et de l’éthique médicale sur notre territoire. Il leur revient en effet de contribuer à développer, à l’échelle de leur région, une véritable culture éthique chez les professionnels de santé et également dans le grand public.
« À ce titre, ils assurent des missions de formation, de documentation et d’information, de rencontres et d’échanges mêlant plusieurs disciplines. Ils participent à l’organisation de débats publics pour favoriser l’information et la consultation des citoyens sur les questions de bioéthique. Ils jouent également un rôle « d’observatoires régionaux » des pratiques en matière d’éthique. »
 

Le temps de l’éthique a son rythme, ses propres règles

Revenons à l’Espace de réflexion éthique de la région Île-de-France et à son développement dans le temps. Après avoir été promu en 2010 Centre collaborateur OMS pour la bioéthique, les concepteurs du plan Alzheimer 2008-2012 ont eux aussi souhaité transposer notre expertise dans le cadre d’une démarche de santé publique. La création en 2010 de l’Espace national de réflexion éthique sur la maladie d'Alzheimer (EREMA) placé sous notre responsabilité ainsi que par la suite de l’Espace national de réflexion éthique sur les maladies neuro-évolutives (EREMAN), constituent des temps marquants de notre histoire. Les missions spécifiques de cette instance ont pour objet d’identifier et d’analyser les enjeux humains et sociaux des maladies du cerveau, afin de contribuer à l’élaboration et au soutien de réponses humaines, professionnelles et sociales adaptées et attentionnées.
Il convient encore et toujours de contribuer à l’atténuation des préjugés, des stigmatisations, de favoriser – dès l’annonce de la maladie et à ses différents stades d’évolution – un accompagnement évolutif de la personne malade dans son parcours, ainsi que de prendre en compte les attentes de ses proches.
Les représentations péjoratives de maladies assimilées aux notions telles que la « démence », la « perte d’esprit », « l’incompétence » ou la « dépendance » accentuent les détresses et justifient un effort de pédagogie social, de responsabilisation encore insuffisamment soutenu. La portée politique de tels enjeux, doit ainsi être prise  en compte dans le cadre d’une démarche attentive aux considérations d’ordre éthique. Nous prolongeons cette approche notamment dans les champs de la maladie mentale, des situations de handicap et des maladies rares.
Depuis 2011, chaque année une université d’été éthique et maladies neuro-évolutives est organisée en région. Elle contribue à la transmission et à l’échange des savoirs et des expertises, y compris dans le champ des avancées scientifiques et technologiques relatives à ces maladies.

Pour l’équipe de l’Espace éthique, il importe d’être attentif au processus contribuant à l’appropriation par chacun – avec pour souci le pluralisme et le respect des singularités – d’une démarche autonome de responsabilisation dans le cadre d’une relation partenariale loyale, efficace et bienveillante. Ce n’est que dans un second temps et avec prudence que l’on peut tenter, si nécessaire, d’esquisser en concertation quelques règles d’action qui ne se substituent jamais à une approche casuistique personnalisée et contextualisée.
Le temps de l’éthique a son rythme, ses propres règles.
Avoir l’audace de déplacer l’angle d’approche, et accepter d’évoluer dans le mouvement même de la réflexion n’est cependant pas évident. C’est admettre une inquiétude, une certaine humilité, voire une restriction dans la tentation de l’agir empressé ou compassionnel. Cela s’ajoute, certes, aux difficultés d’arbitrages que l’on ne peut pour autant éviter. C’est accepter de prendre le risque pourtant nécessaire de la rencontre et du respect de l’autre, parfois opposé au nom de ce qu’il est et à quoi il est attaché aux choix qui lui sont préconisés. C’est aussi accepter de prendre le risque de « penser autrement », parfois même d’être solitaire dans l’affirmation d’une conception exprimée et assumée à contre-courant, susceptible d’être refusée et contestée au sein d’une institution ou d’une équipe soumise à ses logiques internes et aux contraintes de toute nature que l’on connaît et qui imposent leur ordonnancement. L’idée justifiée de « résistance éthique » est parfois évoquée à ce propos.
De mon point de vue, la gouvernance institutionnelle ne peut qu’être bénéficiaire de l’exercice d’une vigilance éthique au plus près des réalités de terrain. Considérer la démarche éthique comme une forme de militance au service des valeurs de la démocratie ne peut s’envisager que dans le cadre d’une concertation ouverte à tous, sans exclusive ou hiérarchie, à la fois incarnée, impliquée et responsable. C’est pourquoi nous sommes soucieux de contribuer à l’expression d’une intelligence collective.
 

Nos conceptions des principes de dignité, de respect, de bienveillance, de justice, d’intégrité et de loyauté

Depuis les années 1990, la notion de « savoirs expérientiels » s’attache à reconnaître une expertise propre à la personne qui vit sa maladie ainsi qu’à ses proches. C’est en s’adossant à ce savoir expérimenté de la personne malade, à son savoir de sa maladie et de son vécu, que se construit une alliance thérapeutique dans la réciprocité d’un rapport respectueux et confiant.
Nous défendons cette idée forte d’Espace éthique dédié à la l’identification et à la restitution des initiatives et des expériences, à leur confrontation dans un cadre accessible à tous. Sans jamais se substituer à l’exercice de responsabilités assumées par les personnes directement concernées et investies dans l’accompagnement, le soutien et le soin, à domicile ou au sein d’institutions.
Ces dernières années, dans le contexte d’une crise sanitaire qui n’avait pas été anticipée, nous avons une fois encore expérimenté l’intérêt de notre méthode en décidant la création de notre Observatoire éthique et pandémie dès février 2020. La pluridisciplinarité et la transversalité des approches nous ont permis de développer des réflexions et de produire des documents de référence, que ce soit notamment à propos de la priorisation en réanimation, de l’accompagnement des personnes en situation de handicap, de l’éthique dans les établissement accueillant des personnes âgées, des conditions de fin de vie ou de la souffrance des soignants. Faut-il révéler ici que l’une de nos préoccupations est d’être en capacité de veille et d’anticipation, dans la diversité des champs de compétence qui sont confiés à notre attention ? En ce qui concerne la pandémie, depuis 2006 nous avions développé à propos du H1N1 une recherche en éthique relative à la préparation d’une crise sanitaire d’ampleur.
La composante universitaire de notre Espace éthique adossé à son équipe CESP-Inserm « Recherches en éthique et en épistémologie », et proposant un parcours en éthique du soin ou de la recherche à partir de 3 diplômes universitaires, d’un master et jusqu’au doctorat, renforce la pertinence de nos missions. Cela contribue à notre expertise et à notre rayonnement dans les champs du sanitaire, du médico-social ou de la recherche.

Pour conclure, je considère qu’il convient de penser ensemble les pratiques favorables à une plus juste approche d’enjeux éthiques qui tiennent pour beaucoup à nos conceptions des principes de dignité, de respect, de bienveillance, de justice, d’intégrité et de loyauté. C’est admettre la dimension politique, le nécessaire engagement citoyen dont il doit être tenu compte dans l’affirmation des finalités mêmes des fonctions dévolues à un Espace éthique comme celui que nous avons développé.
Cet espace constitue un lieu d’hospitalité, de réflexion, de partage d’expériences, de mise en commun et de transmission des savoirs et des compétences. Il s’inscrit dans la géographie de ces nouveaux territoires de la vie démocratique que sont les tiers-lieux.
Depuis 1995 notre Espace éthique a contribué à cette dynamique de la démocratie en santé visant à instaurer une nouvelle approche des pratiques du soin, de l’accompagnement et de la recherche. Notre perspective pour les années qui viennent est d’être inventif, dans la concertation et avec un même esprit d’ouverture, attentif aux nouveaux défis de la solidarité et aux enjeux éthiques des innovations et des mutations, notamment technologiques, qu’il convient de penser, d’anticiper, d’accompagner et aussi de responsabiliser.