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L'homme face à la mort : à propos de ses passions démesurées
Le deuil comme "bagarre" sans concession entre pulsions de mort et pulsions de vie, bagarre entre le renoncement apaisant de la mort et cette vie tumultueuse où le sublime côtoie la souffrance, où le bien et le mal marchent main dans la main, où nos passions nous feraient perdre la raison, pour mieux la retrouver ensuite
Par: Véronique Rouette-Normand, Kinésithérapeute, Bondy, auteur de Urgence absolue. Ultime combat pour la vie, Éditions Vuibert /
Publié le : 02 Septembre 2010
La mort d'un proche est inconcevable
La passion est nécessaire au deuil.
Le deuil est comme le dit Derrida une « fin du monde », pour peu qu'il s'agisse d'un être cher, d'un être qui nous coûte cher, qui compte en notre chair. C'est une mort symbolique du proche, une extinction du monde rendu nécessaire, un déportement dans une autre réalité, c'est un désastre de no man's land dans un pays inconnu, c'est la solitude radicale et la douleur infinie que rien ni personne ne pourraient consoler.
Mais c'est aussi une tension extrême et une lutte acharnée entre ces deux mondes qui ne se correspondent plus, entre celui de là-bas où est parti notre proche et celui d'ici où nous demeurons, pauvre et démuni mais riche d'une mémoire et d'un amour qui persiste, qui nous propulse de façon fulgurante vers ce monde d'ici et ces autres qui l'habitent. Bagarre sans concession entre pulsions de mort et pulsions de vie dirait Freud, bagarre entre le renoncement apaisant de la mort et cette vie tumultueuse où le sublime côtoie la souffrance, où le bien et le mal marchent main dans la main, où nos passions nous feraient perdre la raison, pour mieux la retrouver ensuite. La mort de l'autre est émotion, démesure d'émotion, mais elle est aussi au-dessus de cela raison, raison qui fait dire à Derrida que faire son deuil, c'est en quelque sorte accepter de ne pas pouvoir le faire.
Tout travail devrait mener à une fin, sans doute. La mort finit par arriver quelque soit la manière dont on s'y prend, qu'elle soit accompagnée ou non, le résultat, on le connait, c'est la fin.
Mourir, c'est finir sa vie. Le rêve de chacun serait de finir sa vie en pleine vie, en pleine possession de ses moyens, comme ça, d'un seul coup soudain. Ce qui arrive certes, et alors bonne chance au proche pour concevoir cette mort comme réelle… Il lui faudra un profond travail d'effacement pour concevoir la fin sans en avoir vu venir la réalité de la fin. L'accident brutal, la mort dont on ne peut voir le corps, disparu comme ça ! Il en faudra de l'imagination pour y croire. Le suicide ? Comment peut-on même imaginer que quelqu'un puisse mettre fin à ses jours, même s'il nous en a prévenu à de maintes reprises ? On a beau constater après que quelqu'un qui menace d'en arriver à cet extrême parvient toujours à ses fins, cela parait tout aussi inconcevable, impensable, inimaginable, démesuré, comme un projet fou.
Or la mort d'un proche est inconcevable, impensable, inimaginable, démesurée, la mort est folle.
Pour y faire face, il faut sans doute un médicament aussi fort, aussi inconcevable, inimaginable, aussi démesuré et aussi fou. Bref il faut beaucoup d'imagination, beaucoup d'émotions, beaucoup de démesure, beaucoup de déraisonnables inventions, beaucoup de créativité.
Ceux qui accompagnent la fin de vie tendent à pousser leur raison au-delà du cadre imparti à la maladie, tendent à progresser sur ce projet fou de rendre la mort plus humaine.
Dans le deuil qui m'a saisi, malgré les nombreux "deuils" vécus de la maladie dont j’aurais pu penser qu'ils m'y prépareraient, dans ce deuil qui m'a coupé le souffle, ôté tous mes mots et toutes mes larmes devenus inutiles, ce qui m'a fait mal, c'est que dans mon élan émotionnel visant à rattraper la vie qui semblait m'échapper dans le deuil, on ne m'a prêté qu'une espèce de folie démesurée, irrationnelle et anarchiste, passionnelle. Sans y voir qu'une raison bien raisonnable, toute en vigilance et en cohérence venait toutefois maîtriser cet élan qu'il ne fallait surtout pas réprimer, au prix d'un désespoir dont on ne se serait pas remis.
Notre combat d'urgence absolue était à ce prix de sublimation nécessaire de la vie. Ces passions que l'on maîtrise bien naturellement dans la vie quotidienne, doivent ouvrir les vannes de leur déferlement vers la sublimation, le beau et l'amour, pour se sortir de cette fatalité pour laquelle la raison raisonnable ne suffit plus, aux approches de la mort de celui qu'on aime.
Ce que j'ai trouvé dommage, c'est que cette expression nous soit refusée, alors même qu’il s’agit une voie choisie, celle de porter la vie même lorsqu'elle nous échappe, celle de la sauvegarder jusqu'au bout. Un couple fusionnel, voilà ce que la psychologie a dit de nous ! S'ils savaient comme on a dépassé de telles considérations. On dit fusion, confusion, dans la démesure passionnelle on ne verrait plus l'autre. C'est sans compter sur la compréhension de ce qu'est le sentiment d'amour. C'est ramener le sentiment d'amour à un désir passionnel sans foi ni loi, c'est confondre l'amour avec cette passion d'être amoureux : amoureux de l'amour plus que de l'autre. C'est refuser ce vrai sentiment d'amour, désintéressé, qui met l'autre aux cœur de tout, avant nous-mêmes, c'est ne plus concevoir le sentiment que comme une déraison, alors qu'il est la raison même, la vigilance et la prudence pour l'autre.
Il me semble que tant que les psychologues n'auront pas accompli ce pas raisonnable permettant de concevoir une confiance en l'amour, ils ne pourront pas comprendre ce qui invite le proche à demeurer présent pour accompagner celui qui l'aime jusqu'au bout de la vie. L'amour n'est pas qu'une passion, c'est un sentiment qui raisonne la démesure, c'est le seul médicament en mesure de trouver des solutions à la démesure de la mort. Que le corps médical le sache, ce n'est pas dénaturer le sérieux médical, bien au contraire, c'est sans doute la clef de la noblesse de l'acte médical et à travers la relation thérapeutique l'agir intime parfait l'efficacité d'un traitement.
Abandon de la vie
Dans la démesure émotionnelle de l'amour, on pourrait ne plus voir l'autre, confondre la douleur du patient avec la nôtre, souffrir avec l'autre et ne lui renvoyer finalement que notre propre souffrance. C'est bien limiter l'amour à la souffrance. Un proche qui accompagne convoque autre chose que la souffrance, sa présence même auprès de celui qui l'accompagne convoque autre chose que la souffrance. Elle convoque un apaisement, une douceur de vivre plus forte que la violence de la souffrance, elle assemble ce que la souffrance se plait à disperser, elle raisonne cette souffrance en ne lui laissant pas tous les droits, elle a cette puissance du désir qui dessine un espoir en raturant le désespoir écrit sur le destin de la mort.
Il n'y a guère que l'amour qui puisse soutenir cette créativité nécessaire et salvatrice pour dépasser un état morbide. Comment refuser ce dépassement de soi quand on n'a trouvé aucune autre issue, que celui tout simple d'aimer.
Voilà sans doute en quoi, cette passion si débordante, que les stoïciens combattent comme une souffrance supplémentaire et déformante du réel de la raison et de la maitrise pour moi morbide de l'homme, pourrait au contraire permettre cet abandon de la vie dans un accueil sublimé de l'autre.
Permettre cette démesure de l'homme, c'est sans doute une forme de raison qui laisse l'espoir à la mesure de l'homme.
Avec Nietzsche, le surhomme en nous doit pouvoir s'exprimer, pour atteindre l'autrement qu'être de Levinas. Qui aurait pensé que deux philosophes aussi radicalement opposables auraient pu trouver un point commun, un accord parfait dans l'infini de l'homme ?
Si un accueil selon Levinas est possible, dans sa radicalité sensible, c'est bien parce qu'il faut une démesure comme la conçoit Nietzsche pour dépasser la souffrance, la maladie, le handicap et même la mort. Être un surhomme ou agir autrement qu'être exprime cet excessif sublime du sentiment qui fait de nous des êtres responsables, parfois au-delà de la raison d'être.
Cette position qui accepte la vie de l'autre dans toute sa démesure et son imprévisible grandeur, s'appelle l'éthique.
Si parler d'amour ou parler de la mort, c'est sublimer la mort, peut-être que seulement dans cette mesure on saurait la rendre acceptable, en rendant à l'homme sa nature excessive qui fait la grandeur de sa raison.
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