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Maladie chronique : S'ouvrir à l’universel
"Le véritable enfermement sur soi vient davantage d’un sentiment d’insularité, né de l’incompréhension assez générale que semble susciter notre soudaine chute dans la maladie chronique ; né, plus encore que de son constat, de la peur qu’engendre en nous cette incompréhension, qui nous fait sans doute exagérer son importance."
Par: Philippe Barrier, Professeur de philosophie, Lauréat de l'Académie de Médecine, docteur en sciences de l’éducation, enseignant associé au Département de recherche en éthique, université Paris Sud /
Publié le : 07 Avril 2014
Cet éditorial est extrait du texte La transgression, les normes, l'éthique, accessible via ce lien.
Philippe Barrier est l'auteur de l'ouvrage Le patient autonome, PUF 2014.
L’expérience individuelle de la maladie chronique commence souvent par un renfermement sur soi, à cause de l’impact psychologique de sa survenue ou de sa découverte. On peut être enfermé dans un sentiment d’injustice qui nous rend presque hostile le reste du monde. Pourquoi moi, et pourquoi pas les autres, qui ne sont pas meilleurs que moi ? Le plus souvent, c’est davantage une émotion passagère qu’un réel sentiment qui s’installe.
Le véritable enfermement sur soi vient davantage d’un sentiment d’insularité, né de l’incompréhension assez générale que semble susciter notre soudaine chute dans la maladie chronique ; né, plus encore que de son constat, de la peur qu’engendre en nous cette incompréhension, qui nous fait sans doute exagérer son importance.
Néanmoins, le partage de cette expérience à la fois de la perte et, progressivement, d’un espoir de reconquête de soi, s’avère difficile. Il commence par le partage entre pairs, c’est-à-dire entre malades, plus aisé et décisif. Partage de l’expérience (par exemple en semaines d’éducation thérapeutique), plus encore que du discours. Il permet de rompre cette solitude qu’on croyait irrémédiable : d’autres que moi éprouvent, et résolvent à leur manière les mêmes difficultés que moi, ressentent comme moi ou différemment de moi des émotions comparables, liées à notre situation de santé. Et tous, nous tentons de vivre, à l’égal des autres êtres humains…
C’est ceux-ci qu’il va nous falloir aussi retrouver, au delà du cercle des « initiés », dans lequel il serait néfaste de s’enfermer. Et c’est en approfondissant notre pratique normative de régulation, non seulement de la maladie, mais de la vie avec la maladie, qu’on y parvient petit à petit. Parce qu’on finit par prendre conscience que toute vie humaine est une pratique normative de tentative de régulation de sa propre vie, pas forcément consciente d’elle-même, et donc pas forcément assumée ni réfléchie. Et puisque notre épreuve de la maladie, avec ses exigences finalement incontournables, nous a rendus nous-mêmes très exigeants (et parfois perforants) sur ce point, nous jugeons d’égale valeur et dignité, celle des autres, peut-être moins « chanceux » de n’être pas malades.
Nous pouvons sentir à quel point l’effort de tous est cette valorisation de la vie, même s’il se leurre parfois totalement, et produit au contraire violence et dévalorisation. Non pas que nous sachions ce que d’autres, plus épargnés que nous, peut-être, de certains aléas de l’existence, ne sauraient pas. Nous n’avons aucun privilège éthique. Mais nous avons senti peut-être plus fort que d’autres le drame de la brisure du lien à soi-même (dans la défaillance normative et la possible déchéance qu’elle entraîne), et surtout aux autres et au monde.
Et c’est bien ce lien, caractéristique de l’être au monde humain, qui finit par nous apparaître comme la valeur éthique par excellence. Le lien, qui n’est ni chaîne ni entrave, subie ou infligée, mais ouverture de l’être individuel à la trame indéfinie dont il est un point central pour lui-même en même temps qu’un élément. Le lien nourrissant au double sens où il est ce qui nous confère notre substance, et ce par quoi nous la transmettons nous-mêmes, tout aussi vitalement.