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Maladie d'Alzheimer, métaphore de notre temps ?
La maladie d’Alzheimer peut être regardée non comme un mythe mais comme une sorte de métaphore pour notre temps, une métaphore qui nous parlerait moins des malades que de nous-mêmes et de notre fonctionnement sociétal.
Par: Michel Billé, Sociologue /
Publié le : 09 Mai 2011
Il y a quelques mois, un ouvrage traduit de l’américain, tentait d’imposer en France une mise en cause radicale de l’approche de la maladie d’Alzheimer que nous avons construite au cours des dernières décennies. Voilà qu’elle ne serait qu’un mythe[1], qu’une construction au service d’intérêts notamment financiers peu avouables. L’ouvrage en question restait, disons, discret sur les souffrances des personnes malades et sur celles de leur entourage.
Il est vrai bien sûr que, pour une part, la peur que nous avons de la maladie et de la mort nous fait élaborer individuellement et ensemble des constructions irrationnelles qui nous permettent, pour un moment au moins de nous accommoder de la réalité, et d’en souffrir moins. Ces constructions irrationnelles nous concernent tous, il n’y a aucune raison pour que médecins, chercheurs, scientifiques de tous ordres et de tous niveaux en soient dispensés. Leur travail consiste pourtant à se défier de cet irrationnel et, inlassablement, à chercher à comprendre, en formulant des hypothèses toujours plus pertinentes.
Plutôt que d’affirmer alors l’inexistence de la maladie, et de prendre ainsi le risque de négliger la souffrance de ceux qu’elle touche, il nous parait possible, à côté de ces chercheurs qui nous expliquent petit à petit les mécanismes neurophysiologiques, physico-chimiques de la maladie, et non pas contre eux, de regarder ce qui n’est pas encore ou qui n’est que trop peu exploré, à savoir le rapport que nous entretenons avec la maladie et les usages sociaux que nous en faisons.
La maladie d’Alzheimer peut alors être regardée non comme un mythe mais comme une sorte de métaphore pour notre temps, une métaphore qui nous parlerait moins des malades, peut-être, que de nous-mêmes, et de notre fonctionnement sociétal. A l’image de celui que les pédopsychiatres nous ont appris à regarder comme « l’enfant symptôme, » porteur d’une pathologie qui s’exprime à travers lui mais qui serait celle du couple parental ou de la cellule familiale de cet enfant, de la même manière, on pourrait regarder le malade d’Alzheimer comme celui chez qui s’exprime une sorte de pathologie du corps social ; pathologie réelle, dont il souffre réellement mais qui nous parle, si nous voulons bien essayer de l’entendre, de nous-mêmes et de notre fonctionnement collectif. Nous aurions alors à entendre ce que -silencieusement- ils nous disent de nous-mêmes et de notre manière de vivre.
Les malades d’Alzheimer nous parlent ainsi de notre propre rapport au temps. Nous vivons dans une société qui vient, au cours de la seconde moitié du vingtième siècle et, notamment, dans les trente dernières années d’inverser son rapport au temps. Elle célébrait le passé, valorisait le délai, le temps avait de l’épaisseur, projeté sur l’espace il avait de la surface. Le cadran solaire ou celui de l’horloge, de la montre, représentait ce temps projeté sur un espace parcouru. Le cadran a laissé la place à l’écran qui n’est plus parcouru mais fait apparaître un chiffre. Le temps se mesure désormais à l’instant, avec une extrême précision. Partout on gère en flux tendu, on vit « en temps réel, » croit-on, dans un temps qui n’est pourtant que déréalisation du temps puisqu’il ne lui reconnaît plus ni surface ni durée et ne valorise que l’éphémère, l’immédiateté. Ce rapport au temps, nous projette dans une société qui confond l’avenir et le futur et nous souffrons de ce rapport au temps contraint, stressant. Nous n’avons jamais vécu aussi longtemps et nous n’avons jamais autant manqué de temps. Le temps réel est une dénégation du temps, c’est pourquoi, sans doute, il engendre tant de souffrance et de désorientation.
Les malades d’Alzheimer nous parlent ainsi de notre propre rapport à l’espace. Notre rapport collectif à l’espace est pareillement remanié [2]. Nous possédons désormais les outils d’un nomadisme moderne qui nous projettent à très grande vitesse (TGV) partout et nulle part, dans des espaces périurbains standardisés, indifférenciés où seul le GPS permet de s’orienter puisqu’il faut y accepter de tourner à droite pour aller à gauche et de s’éloigner pour se rapprocher de sa destination. Nous nous « transportons » toujours plus loin, plus vite mais ces déplacements ne sont plus des voyages. Ils ne permettent plus ni les rencontres ni l’ouverture à d’autres cultures et pratiques sociales… Le nomade moderne est équipé des attributs de son statut : « D’où m’appelles-tu ? De mon portable, de partout, de nulle part ! » Attributs qui le coupent du monde et l’enferment dans sa bulle. Présent-absent, il parcourt le monde, et reste dans le sien…
Les malades d’Alzheimer nous parlent ainsi de notre mémoire collective. La maladie détruit progressivement la capacité à mémoriser les évènements, et à évoquer le souvenir. La mémoire immédiate est atteinte, dit-on. Plus encore, le malade oublie et oublie qu’il oublie, c’est l’anosognosie… Nous souffrons sociétalement de troubles de la mémoire collective. Nous oublions les enseignements d’un passé encore récent et, par exemple, le corps électoral est capable de porter haut, dans les urnes et les sondages, des candidats dont nous devrions craindre le pire… Comme si nous n’avions rien appris ou presque des crimes contre l’humanité dont le vingtième siècle a été le théâtre. Nous oublions et nous oublions que nous oublions à moins que nous ne refusions de voir…
Paradoxalement notre formidable capacité de stockage d’informations ne semble pas nous donner plus de mémoire… L’information encombre le souvenir et la surabondance d’informations semble bien nuire à la communication. Notre amnésie collective s’accompagne d’un trouble confusionnel : formidable confusion qui nous fait prendre la connexion pour de la communication et la communication pour de la relation. La relation, elle, n’est pas virtuelle, elle est investie, incarnée, inscrite dans le réel de l’épaisseur des rapports humains.
Les malades d’Alzheimer souffrent de troubles du langage qui les placent, ainsi que leur entourage, dans de grandes difficultés de relation et de compréhension. Le rapport collectif que nous entretenons avec la langue comme vecteur privilégié de la culture est aujourd’hui grandement mis à mal. Comme si elle ne pouvait plus porter de la pensée, la langue utilisée dans les SMS et qui lentement s’infiltre dans les copies des collégiens et lycéens permet-elle autre chose que la réponse à des QCM ? Comment exprimer de la pensée dans une langue sans orthographe ni syntaxe ?
Les malades d’Alzheimer semblent perdre peu à peu leur capacité à nouer des relations sociales continues, affectivement investies. Le fonctionnement sociétal dans lequel nous vivons semble, lui, mettre à mal tout ce qui relie les hommes. Le lien social est menacé, malmené. Il faut entretenir, consolider, renforcer le lien social… La continuelle réduction de la personne à son statut d’individu brise le lien social et tend à nous faire vivre dans une société de dé-liaison. Souffrant ensemble mais isolément.
C’est peut-être ce que nous donne à comprendre la maladie d’Alzheimer si nous acceptons de la regarder - aussi - comme métaphore du temps présent, ce faisant ils nous rendent un inestimable service.
[2] Voir Paul Virilio et Raymond Depardon : « Terre natale. Ailleurs commence ici » Ed. Actes Sud.
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