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Meurtre compassionnel ou solidarité en fin de vie

"L’éthique du soin en fin de vie doit être assumée dans sa dimension d’exception. Les débats récurrents relatifs à l’euthanasie ne me semblent que rarement à la hauteur d’enjeux d’humanité. Ne pas délaisser la personne, ne pas l’abandonner à sa solitude dans le huis clos d’une confrontation à sa mort, sans la moindre ouverture, c’est affirmer que nous avons comme devoir de l’assister dans ses derniers instants parmi nous, conscients que leur valeur s’avère d’autant plus inestimable qu’ils sont comptés."

Par: Emmanuel Hirsch, Ancien directeur de l’Espace éthique de la région Île-de-France (1995-2022), Membre de l'Académie nationale de médecine /

Publié le : 06 Avril 2007

L’évolution d’une maladie qui affecte l’autonomie de la personne, sa liberté même, les conditions de son devenir, peut susciter des réflexions fort compréhensibles : certains estiment la mort anticipée plus acceptable qu’une vie éprouvée comme une défaite et une souffrance sans issue. La mort en deviendrait ainsi « préférable » à la persistance ou à la préservation d’une existence considérée, dès lors, dépourvue de la moindre signification.

Il conviendrait d’être plus attentif à la complexité de ce qu’expriment les personnes sollicitant de notre part un suicide médicalement assisté, voire une euthanasie : une forme d’« assistance à la mort ». Ne nous demandent-elles pas si nous leur reconnaissons toujours une place parmi nous, et si nous sommes encore disposés à leur témoigner considération, respect et solidarité sociale ? Ce que, dans trop de circonstances, on leur conteste.

L’éthique du soin en fin de vie doit être assumée dans sa dimension d’exception. Les débats récurrents relatifs à l’euthanasie ne me semblent que rarement à la hauteur d’enjeux d’humanité. Ne pas délaisser la personne, ne pas l’abandonner à sa solitude dans le huis clos d’une confrontation à sa mort, sans la moindre ouverture, c’est affirmer que nous avons comme devoir de l’assister dans ses derniers instants parmi nous, conscients que leur valeur s’avère d’autant plus inestimable qu’ils sont comptés. Nous sommes personnellement responsables de ce temps à vivre et donc à respecter ensemble.

Comment des soignants confrontés à une demande sociale prenant la forme d'une revendication d'aide au suicide, doivent-ils concevoir une question comme celle de la valeur de la vie ? Qui est en mesure d'évaluer une existence à l'instant même où est éprouvé son plus grand péril ? Peut-on véritablement anticiper une décision et considérer comme relevant d'un droit, qu'une personne désignée obtempère à un choix de mort dans des circonstances où le suicide ne pourrait être directement pratiqué ? Qu’en est-il d’une revendication de la mort proclamée comme l’expression absolue de la liberté ? Comment envisager une réponse compatible avec le sens même de l'engagement soignant ?

L'observation de l'usage et de l'interprétation des notions de respect, dignité, et autonomie nous incite à la plus grande prudence, voire à un surcroît de vigilance. Pour certains, le respect et la dignité engagent à revendiquer le droit à la mort. Pour d'autres, au contraire, et selon des considérations fondées sur ces mêmes valeurs, rien ne doit se faire en dehors d'un cadre qui préserve les droits de la vie. La réduction de principes moraux à l'état d'arguments exploités à des fins idéologiques, voire utilitaristes, constitue parfois une dérive inquiétante. Une telle évolution dans la controverse masque ou dénature les véritables enjeux. Elle accentue la détresse des plus vulnérables parmi nous, plus exposés que d’autres aux conséquences de nos renoncements.

On comprend le besoin, exprimé par certaines personnes malades, d'être reconnues dans leur liberté. Face à des pouvoirs ressentis comme arbitraires et démesurés, elles souhaitent rétablir un équilibre procédant nécessairement du droit de refuser des traitements injustifiés, disproportionnés, parfois perçus dans leur inhumanité. À l’extrême, la personne peut se trouver acculée à ne plus solliciter du médecin que son assistance à la mort ! Les pratiques du soin sont alors remises en cause dans leurs fondements et justifications, comme dans leurs procédures et finalités.

L'engagement soignant ne peut, en effet, se comprendre que dans une relation d'accompagnement qui reconnaît une valeur inconditionnelle au respect et à la dignité d'une existence. Il ne s'agit pas d'idéaliser les circonstances ou de les ramener à des considérations indues. Mais, au contraire, d'être conscient d'enjeux délicats et douloureux qui déjouent bien souvent les stratégies du soin. Les décisions touchent alors au degré supérieur de la fonction soignante. Dès lors que le projet d’un soin adéquat, mesuré, constamment ajusté dans le cadre d’une concertation, conforte la personne dans ses attentes, ses attachements et sa volonté, nul ne saurait désinvestir les intervenants du sens profond de leurs missions. Entre l'obstination thérapeutique, la neutralité indifférente ou le meurtre compassionnel, un champ de responsabilité s'impose aux professionnels de santé, seul conforme aux repères et principes qui légitiment leurs interventions.

Quand nos décisions concernent un être humain dans son existence, comment caractériser les libertés du point de vue des responsabilités qu’elles engagent ? Comment respecter l’autonomie de l'autre quand un certain nombre de facteurs accentuent sa dépendance ? La liberté agit-elle encore dans une conscience intense de la mort prochaine ou de la mort désirée ? Qu’en est-il de l'indépendance ainsi visée, de la notion de choix dans une revendication de la mort ? Que signifie un « droit à la mort » dans l'exigence d'un soin qui ne saurait que s’y conformer ?

Un soignant a-t-il la faculté de se refuser à ce qui lui est demandé - un acte de mort -, quand il est engagé dans une relation dont l'achèvement peut correspondre, pour la personne malade, au respect de sa dernière volonté ? Il assume une responsabilité à la fois personnelle, professionnelle et sociale qui lui confère l'obligation de ramener constamment ses pratiques aux devoirs prescris à l'homme qui soigne. Cette rigueur même est garante de son autonomie et de celle des personnes qui s'en remettent à lui. Nos savoirs et nos éventuels pouvoirs doivent être ramenés à l'expression et l'exercice de nos obligations humaines dans la décence, le discernement, la prudence et la retenue.

La prise en considération de l’autonomie impose d’être à l'écoute de la parole qui nous est adressée et d’y répondre, y compris lors d’une sollicitation d'assistance à la mort exprimée à un moment donné. Cela ne veut en aucun cas dire qu’il convienne d’accéder à cette demande, renonçant dès lors à mieux comprendre ce qui doit faire sens dans la réponse dont nous sommes redevables. Il est indispensable d’approfondir ce qui motive cette revendication. Elle révèle trop souvent l'échec de nos stratégies de vie, de notre capacité d'être l'ami, le proche dont l'autre éprouve encore le véritable et irremplaçable besoin.

La force et la valeur du soin tiennent dans la formulation d’une promesse : se focaliser moins sur la mort à venir que sur les conditions de la vie - fût-elle ténue et incertaine - qui la précède toujours. Un signe ou un geste, un mot, un regard qui ne se détourne pas, repoussent la solitude quand le possible semble si diminué. Reconnaître la souffrance pour ce qu'elle est - un cri d'existence -, accepter les mille et une formes de la dignité en ces circonstances, voilà simplement des actes de vie qui justifient d'eux-mêmes d'être "encore là". Se crée dès lors, d'humain à humain, une présence dans la sollicitude. Ainsi peuvent se concevoir, en d'autres situations et en d'autres drames, l'accompagnement des personnes et la confiance d'une relation.