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Obstination déraisonnable, refus de soins : poser des limites

"La qualité de la fin de la vie à domicile dépendra en grande partie de cette capacité à faire face à la réalité, à la recevoir et à s’y adapter. C’est aussi accepter le risque et lâcher prise."

Par: Catherine de Brabois, Directrice de SSIAD, Paris, doctorante, Espace éthique/IDF, université Paris Sud /

Publié le : 18 Mai 2016

Choisir de mourir à domicile, c’est avant tout choisir de vivre chez soi, jusqu’au bout ; ou plus exactement, c’est choisir de vivre aujourd’hui chez soi, et encore aujourd’hui. C’est chaque jour, choisir de rester. Pourquoi ? Probablement pour préserver l’intimité de ces derniers moments, pour rester maître encore un peu de ce que les uns et les autres pourraient s’approprier de cette vie qui se termine. Bien sûr les conséquences sont nombreuses : moins d’anonymat, plus d’intimité, mais aussi plus de précarité, de la bricole de tous les jours pour assurer la présence suffisante sans toutefois exploser les moyens financiers, la dépendance aux jours ouvrables. Le risque aussi d’être moins bien soulagé de sa douleur, soigné avec moins de réactivité.
Vieillir chez soi, c’est inscrire sa vieillesse dans la continuité de sa vie, éviter la cassure de l’institutionnalisation et toutes ses conséquences sur l’identité. Autrement dit, il s’agit alors de s’adapter petit à petit à une réalité évolutive, d’y faire face.

« Certes, j’ai toujours monté mes escaliers, mais un jour il me faut admettre qu’ils sont trop durs pour moi. J’ai toujours fait moi-même mon ménage, mais je dois accepter de voir la poussière dans mon salon et admettre qu’il me faut de l’aide. Je me suis toujours lavée seule, mais je dois reconnaître que je n’y arrive plus et qu’il me faut quelqu’un pour m’aider. »
La qualité de la fin de la vie dépendra en grande partie de cette capacité à faire face à la réalité, à la recevoir et à s’y adapter. C’est aussi accepter le risque et lâcher prise. « En vieillissant chez moi, je sais que peut-être personne ne viendra si j’ai mal, peut-être il me faudra attendre un week-end entier avant d’avoir mes médicaments. Peut-être que je tomberai dans mes escaliers ou ma cuisine et qu’il me faudra alors attendre une nuit entière avant que quelqu’un ne me trouve. Et ce, malgré la multitude de précautions que j’aurais pu prendre à l’avance. »
Qu’y a-t-il de raisonnable dans un tel choix ? On voit des aidants s’épuiser autour de personnes mal soulagées. Pour quel bénéfice ?
C’est dans ce contexte que se pose la question de l’obstination déraisonnable et du refus de soins à domicile. Un contexte peu médicalisé où les soins proposés sont le plus souvent le minimum acceptable. Soins de nursing, de conforts, traitements vitaux. Quand ces soins là sont refusés, ils placent les soignants en grande difficulté.

Ce que le patient refuse, ce n’est pas alors un traitement déraisonnable mais ce qui le maintient homme : être lavé, changé, habillé. Il n’y a pas de réponse toute faite. Il faut parfois forcer un peu la main, parfois repartir en laissant chez elle une personne sale et à moitié nue – ce qui, immanquablement, indignera, à juste titre, un voisin ou une gardienne. Il faut souvent chercher à comprendre : pourquoi cette personne refuse-t-elle les soins ? Parce que l’aide-soignant est un homme ? Parce qu’elle n’aime pas cette soignante là ? Parce que c’est l’heure du petit-déjeuner ? Lorsqu’on arrive à trouver une explication et lorsque les contraintes de fonctionnement le permettent, on peut chercher à transformer ce refus de soins, mais parfois, il faudra renoncer. L’enjeu est alors de renoncer sans pour autant se désengager, de ne pas interpréter le refus de soins comme un refus d’aide et d’intérêt. Dans les plannings surchargés des soignants, il faut réussir à trouver le temps d’être présents aussi à ces patients. Que le refus de soins du patient ne devienne pas un refus de soigner du soignant.

Sur l’autre versant, l’obstination déraisonnable s’inscrit elle aussi dans le contexte particulier du domicile peu médicalisé. L’obstination déraisonnable, ce sera la perfusion sous-cutanée – dont la loi du 2 février nous dit qu’elle est un traitement qui peut donc être disproportionné. Mais ce sera aussi la poursuite des séances de kinésithérapie, l’obstination à continuer les transferts au fauteuil, la stimulation envers et contre tout à l’alimentation. C’est cet homme que son épouse continue à habiller, à mettre dans son fauteuil roulant et à promener malgré sa fatigue évidente.
Existe-t-il un curseur qu’une nouvelle loi pourrait nous fixer pour nous dire quand la stimulation devient maltraitante, quand l’affection devient déraisonnable et la peur trop envahissante ? Une chose est sure, à domicile comme à l’hôpital, la collégialité paraît un moyen d’évaluer le raisonnable. Si elle n’offre pas la garantie de la justesse, elle semble du moins proposer une piste. Encore faut-il pour cela avoir su établir auparavant la confiance. Et la certitude pour la famille comme pour les soignants que le but recherché en commun est le meilleur bien-être du patient.
A domicile, le patient est pris entre ses proches et les soignants. Parfois ils se font confiance, et peuvent alors assumer ensemble l’inconfort que provoquera l’accompagnement de la personne âgée à domicile, le risque que tout ne se passe pas toujours au mieux. Assumer d’attendre un peu avant de déclencher l’hospitalisation, se faire confiance quand cette fois-ci on juge que c’est nécessaire.
Parfois, les uns et les autres se soupçonnent mutuellement. De ne pas donner le meilleur d’eux-mêmes, de chercher à s’épargner, ou de projeter sur un patient incapable de s’exprimer ses propres souhaits. Comment juger où se place le curseur du raisonnable de la bienveillance, de la stimulation, du soutien de chaque jour que ces aidants offrent à leurs conjoints/parents vieillissants ?
Il y a pourtant dans ce long temps du vieillissement à domicile des périodes de crise. Moments où un accident de santé, le départ d’un proche, un changement de configuration créée une zone d’urgence, d’angoisse et de risque aigu. C’est alors que le risque de décision déraisonnable est le plus grand. Quand l’angoisse et le sentiment d’être dépassé prennent le dessus sur un parcours pourtant accepté. En panique, on appelle le SAMU. Mais pourquoi ? Qu’attend-on ? Qu’espère-t-on ?

La vieille dame de 95 ans qui étouffe dans son lit à 22h. Qui pourrait raisonnablement lui souhaiter d’être dirigée vers les urgences ? Et pourtant, attendre sans rien faire ? C’est impossible ? Le choix alors n’est souvent qu’entre deux décisions déraisonnables. Le SAMU appelé envoie son ambulance, la vieille dame qu’on entend à peine et sa famille refusent de quitter le domicile. Deux mondes se percutent où la simple possibilité d’être entendu dans sa peur, soulagé dans ses symptômes immédiats n’existe pas. L’un ou l’autre gagnera la partie pour cette fois-ci, et selon le cas, la dame restera chez elle ou sera emmenée à l’hôpital.
Pourtant, bien sûr, il est nécessaire d’intégrer la possibilité d’hospitalisations aigües au décours du vieillissement à domicile. Ne pas s’obstiner déraisonnablement à refuser l’aide qui peut être apportée simplement : un court séjour, une cure d’antibiothérapie en IM, un épisode de réhydratation en sous-cutané. Néanmoins, la question de la prise en charge aux urgences de nos personnes âgées laisse un vide énorme pour traiter raisonnablement de la rationalité des décisions les concernant à ce sujet.

La fin de vie qui peut durer très longtemps à domicile, nous met face à notre impuissance, nous voudrions pouvoir faire quelque chose, avoir une idée, une solution, quelque chose qui pourrait rendre cette réalité moins terrible. Mais non, il nous faut admettre, que pour certaines personnes, il y aura des années à passer du lit au fauteuil et puis « du lit au lit » comme dirait Jacques Brel.
Quel est le sens de ce temps, de ce qui peut être éprouvé comme une déchéance si longue et si éprouvante ? Qu’est ce que ce temps de vie entre deux barrières de lit apporte à la personne elle-même et au monde ? La tentation est forte de vouloir se faire maître du temps et de la vie. Tel homme que j’ai connu si brillant, si bon, si élégant, je le vois maintenant se faire tourner et retourner dans son lit par des mains étrangères qui cherchent à ajuster sa protection. Ces proches, qui se débattent entre l’amour pour leurs parents, l’épuisement, la tristesse, la culpabilité de ne pas en faire assez et l’exaspération de voir la vieillesse de leurs parents envahir leur vie au point de les rendre indisponibles à leurs enfants et à leurs propres vies, quelle est l’attitude qu’ils devraient raisonnablement adopter ?
On voudrait tellement comprendre, donner du sens. A défaut, on peut tenter de se protéger ; On peut prévoir tous les cas de figure, et l’attitude qu’il faudra à chaque fois prendre… mais toutes ces précautions ne parviendront jamais ni à donner le sens de ce que nous vivons, ni à en mesurer le caractère raisonnable.
J’ose croire qu’il reste de ces espaces où l’unique curseur qui reste est celui de la bienveillance et de l’humilité. Ces deux principes ne permettent pas de parvenir en toute circonstances au but envisagé. Toutefois, ils visent à témoigner à l’homme, de manière raisonnable, le souci de sa vie jusqu’au bout.